Visas humanitaires : une décision qui affaiblit encore le droit de demander une protection internationale

En 2016, une famille syrienne, un couple et deux enfants, tente de survivre sous les bombes et les tirs à Alep. Contraints à l’exil, les parents parviennent à introduire des demandes de visa auprès de l’ambassade de Belgique, à Beyrouth. Mais l’Etat belge refuse de leur délivrer des visas. La famille introduit des recours au Conseil du contentieux des étrangers et obtient gain de cause. La Belgique persiste et poursuit son refus d’octroi de visa et ce, malgré les décisions de justice lui enjoignant de délivrer visa. La famille finit par se rendre devant la Cour européenne des droits de l’Homme. La Ligue des droits humains (LDH) et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) sont intervenues à la cause, de même que onze Etats membres. 

La Cour devait trancher trois questions :

L’Etat belge était-il tenu de respecter la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) alors que la famille n’était pas sur son territoire ? 

La Belgique avait-t-elle violé l’article 3 de la CEDH qui interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants en laissant, en parfaite connaissance de cause, ces parents et ces deux enfants sans secours aucun sous les bombes à Alep ?

Le droit d’accéder à la justice avait-t-il été bafoué par l’Etat qui s’est assis sur des décisions de justice en n’octroyant pas de visa à cette famille alors que le Conseil du contentieux des étrangers avait ordonné de le faire ?

La Cour ne répondra qu’à la première question, et par la négative. Ce 5 mai 2020, la Cour européenne des droits de l’homme réunie en Grande Chambre a déclaré la demande de cette famille irrecevable.

La Cour rappelle que l’article 1er de la Convention européenne des droits de l’homme (relatif à l’obligation de respecter les droits de l’homme) limite son champ d’application aux personnes relevant de la juridiction des États parties à la Convention. En l’espèce, elle constate que les requérants ne relevaient pas de la juridiction de la Belgique. La Cour considère donc que le droit de ne pas subir de traitement inhumain et dégradant est globalement réservé à celles et ceux qui ont déjà atteint l’Europe… La Cour estime aussi que l’article 6 § 1 de la Convention (droit à un procès équitable) ne s’applique pas en l’espèce : l’entrée sur le territoire belge, qui aurait résulté de l’octroi des visas, ne met pas en jeu un droit de caractère « civil » au sens de l’article 6 § 1, il s’agit d’un droit administratif. 

Dans son intervention volontaire devant la Cour, la LDH et la FIDH soutenaient au contraire que, premièrement, l’article 1er était d’application : l’Etat saisi d’une demande d’entrée ou de séjour sur son territoire, exerce nécessairement sa juridiction quant au traitement de cette demande, peu importe que cet Etat agisse ou non par l’entremise de son ambassade. En cas de risque de traitement contraire à l’article 3, il doit prendre toute les mesures utiles pour protéger la personne concernée, ce qui, selon les circonstances de l’espèce, peut consister à accorder un visa d’entrée ou, à défaut, à trouver une solution alternative. Et deuxièmement, la LDH et la FIDH soutenaient que l’article 6 trouvait à s’appliquer dès l’instant où des juridictions civiles avaient été saisies de l’affaire (pour obtenir exécution des décisions administratives qui enjoignaient de délivrer visas).

Nous ne pouvons que regretter cette occasion manquée. Ces dernières années, des milliers de personnes sont mortes en fuyant vers l’Europe, la Cour aurait pu y mettre fin en rappelant aux Etats européens leur obligation de permettre aux personnes qui souhaitent échapper à la torture et aux traitements inhumains ou dégradants (article 3 de la CEDH) d’entrer légalement sur le territoire. 

Concrètement, pour les personnes en danger dans leur pays, il n’y a que deux voies : la route clandestine et ses passeurs ou le visa humanitaire qui permet de quitter son pays en toute légalité pour arriver en Belgique et demander l’asile, sans garantie de l’obtenir. Or tous les Etats européens s’accordent pour condamner l’immigration clandestine et fermer leurs frontières. Les visas restent donc la seule voie légale possible, sans quoi le droit d’asile n’est qu’un beau principe vidé de sa substance. 

Affirmer que la Belgique n’était pas responsable parce que cette famille ne se trouvait pas sur son territoire, c’est admettre que les personnes en danger pour leur vie doivent passer par des trafiquants et des routes de l’exil parfois mortelles pour réclamer le droit à une protection. C’est inacceptable. Si la décision rendue par la Cour peut se justifier juridiquement, elle ne règle en rien la question de la responsabilité collective des Etats à honorer leurs engagements d’accorder une protection aux populations qui fuient des situations insupportables. Engagements pris au lendemain de la seconde guerre mondiale et dont le sens paraît désormais bien loin aujourd’hui.

Signataires :
Ligue des droits humains
Fédération internationale pour les droits humains

6 mai 2020