La rapidité avec laquelle on porte atteinte à nos droits fondamentaux est tout sauf rassurante

La prolongation des mesures sanitaires au premier mars 2021 par un simple arrêté ministériel interpelle. Les restrictions de nos droits et libertés doivent être ciblées, proportionnées et temporaires. Ce que ne suit pas la stratégie actuelle qui crée un climat d’arbitraire et de méfiance.

Une carte blanche signée par un collectif issu de la Ligue des droits humains, avec des avocats, syndicalistes, magistrats, académiques et ONG (voir ci-dessous).

La semaine dernière, la ministre de l’Intérieur annonçait avoir préparé un projet de « loi pandémie », visant à fournir une base juridique aux mesures adoptées non seulement dans le cadre de cette pandémie, mais aussi pour les éventuelles répliques futures. Bien que les textes ne soient pas encore connus, tout indique qu’ils vont aller dans le même sens que les mesures déjà en vigueur. C’est précisément sur le contenu de ces mesures que nous avons des objections fondamentales. Si nous soutenons sans conteste, et sans ambiguïté, la lutte contre l’épidémie de coronavirus, nous ne pouvons accepter qu’elle soit utilisée à mauvais escient pour restreindre les droits et libertés fondamentaux, surtout si ces restrictions prennent à l’occasion de la crise un caractère définitif. C’est précisément le danger des crises : des restrictions qui seraient justifiées par l’urgence sont adoptées mais avec un caractère pérenne, qui perdure au-delà de la crise.

Ciblées, proportionnées, transparentes

Il va de soi que la pandémie de coronavirus pose des défis majeurs à notre pays et nécessite des interventions sanitaires de grande envergure. Pouvoir vivre en bonne santé et en toute sécurité est un droit fondamental et les gouvernements ont le devoir d’agir pour préserver la santé des citoyens. Toutefois, si les mesures prises portent atteinte à d’autres droits fondamentaux, il faut s’assurer que ces atteintes n’aillent pas au-delà du strict nécessaire. Dans une démocratie, les citoyens ne renoncent pas si facilement à leurs libertés lorsque les mesures prises leur semblent manquer de logique. Ils ne se sentent impliqués que lorsqu’ils peuvent être sûrs que les mesures sont ciblées, proportionnées et temporaires et que tout le monde est logé à la même enseigne.

En outre, la mise en œuvre de ces mesures doit être suffisamment transparente. Une communication équitable et ouverte permet de s’assurer que le public comprend pourquoi certaines mesures sont imposées et doivent être respectées. Sans un débat ouvert et clair, le respect des règles est réduit à une question essentiellement répressive.

Selon nous, la stratégie actuelle comporte trois dangers.

Sanction et arbitraire

D’abord, pour pouvoir sanctionner quelqu’un, il est indispensable que les interdictions soient claires. Or, dans le cadre de cette pandémie, des individus ont été sanctionnés sur la base de textes vagues, comme un arrêté ministériel ou encore une liste de FAQ du site du ministre de l’Intérieur. Les gouverneurs et les bourgmestres ont eu toute liberté de faire eux-mêmes la loi sur « leur » territoire. Leur créativité avait peu de limites : la superposition de couvre-feux locaux et régionaux, des drones dans les rues, une interdiction d’entrer dans certaines communes ou de mener une action de solidarité en soutien à des travailleurs licenciés ou encore des manifestations citoyennes interdites… Suite à certaines protestations, les pires excès ont été corrigés, mais d’autres restent en vigueur. Entre-temps, plus de 200 000 amendes ont été infligées, la plupart pour des infractions mineures ou contestables. Les interventions n’ont pas toujours brillé par leur cohérence. Or, s’il y a bien quelque chose qui nuit à l’adhésion aux mesures, c’est l’arbitraire.

Hors contrôle judiciaire

Un deuxième danger réside dans le fait que l’autorisation et le contrôle judiciaires soient négligés au profit de l’exécutif, de l’administration. L’exemple le plus connu est celui des visites domiciliaires. Notre Constitution stipule que le domicile est inviolable et que seul un juge peut autoriser une perquisition, et ce dans des cas très exceptionnels. Ce sont les règles de base de la procédure pénale. Néanmoins, la ministre de l’Intérieur et le ministre de la Justice ont tous deux déclaré le procureur compétent pour accorder cette autorisation, laquelle serait justifiée au cas par cas par une situation de flagrant délit. La marge d’appréciation est large et inquiétante car un procureur n’est pas un juge indépendant et impartial. De surcroît, vérifie-t-on ensuite si le procureur a bien autorisé la perquisition et, si oui, si les conditions étaient adéquates ? Nous nous permettons d’en douter. Si la violation de domicile devient si aisée, que reste-t-il de notre droit fondamental à la vie privée ?

Troisièmement, lorsque le politique définit un cadre d’intervention vague et accorde davantage de pouvoir aux gouverneurs, aux bourgmestres et aux services de police, il les encourage à agir de leur propre initiative. L’appel à dénoncer des voisins qui ne respectent pas les mesures entraîne des interventions et des incidents inutiles dans des habitations privées. Une police qui pense pouvoir se passer de toute autorisation d’un juge et se sent soutenue en ce sens par le politique est un phénomène aussi dangereux qu’inquiétant.

La combinaison de ces trois tendances fait craindre l’émergence d’une crise démocratique, en plus d’une crise sanitaire.

Temporaires, pas pérennes

Les mesures doivent être ciblées, proportionnées et temporaires. Dès que la crise sanitaire s’atténue, les mesures de restriction des libertés doivent être immédiatement levées. À défaut, on se rapproche dangereusement d’une forme de stratégie du choc, ce phénomène par lequel les gouvernements tirent profit de situations de crise pour introduire certaines mesures que la population est alors prête à accepter, ces mesures exorbitantes subsistant au-delà de la fin de la crise. Ainsi, dans la police, le ministère public et le monde politique, certains rêvent par exemple depuis longtemps de se débarrasser de la fonction de juge d’instruction. Ou, encore, de généraliser le recours à la vidéoconférence pour remplacer les audiences publiques devant les cours et tribunaux. L’élargissement de régimes d’exception est un symptôme de cette pente glissante. Cela s’est déjà vu, d’ailleurs : des mesures résultant de la vague terroriste liée à l’EI, il y a quelques années, sont restées en vigueur. Il suffit de penser à l’allongement de 24 à 48 heures de la durée de maintien en garde à vue des suspects et à la multiplication des caméras intelligentes et des militaires en rue.

Nous sommes vigilants quant à la répétition de ce scénario.

En ce sens, la prolongation des mesures sanitaires jusqu’au premier mars 2021 par un simple arrêté ministériel, dans la discrétion et sans annonce publique préalable, interpelle et inquiète. Les restrictions de nos droits et libertés ne peuvent être édictées à titre de précaution mais doivent être justifiées, nécessaires et proportionnées. La liberté est la règle et la restriction, l’exception. Il ne peut en aucun cas être admis que ce raisonnement s’inverse.

La rapidité avec laquelle on porte atteinte à nos droits fondamentaux est tout sauf rassurante. L’instauration d’un climat d’arbitraire, de méfiance et de dénonciation rend la société malade et est purement et simplement dangereuse. Ce dont nous avons besoin, c’est de solidarité et de confiance réciproque. Des mesures effectives qui respectent les droits démocratiques et y contribuent et non des mesures qui mettent ces droits de côté. Les autorités doivent agir pour assurer le droit à la vie et à la protection de la santé mais tout autant respecter les autres droits fondamentaux des individus : droit à la vie privée, droit à l’inviolabilité du domicile tout comme plus largement, les droits économiques, sociaux et culturels. On ne peut restreindre toute forme d’expression et d’action sociale sans raison. En effet, celles-ci permettent aux groupes les plus touchés par la crise du coronavirus et les moins écoutés de faire entendre leur voix. Quiconque compte abuser de la pandémie de coronavirus doit s’attendre à faire face à de fortes controverses.

Signataires : Thierry Bodson, président de la FGTB ; Jan Buelens, avocat chez Progress Lawyers Network ; Vanessa De Greef, chargée de recherches FNRS et vice-présidente de la Ligue des droits humains ; Christine Guillain, professeure à l’Université Saint-Louis – Bruxelles et responsable du Groupe de recherche en matière pénale et criminelle (Grepec) ; Christelle Macq, chercheuse à l’UCLouvain et présidente de la commission Justice de la Ligue des droits humains ; Marie Messiaen, présidente de l’Association syndicale des magistrats ; Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la Ligue des droits humains ; Céline Romainville, professeure de droit constitutionnel à l’UCLouvain et vice-présidente de la Ligue des droits humains ; Diletta Tati, assistante et chercheuse à l’Université Saint-Louis – Bruxelles ; Xavier Van Gils, président d’Avocats.be ; Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE ; Olivia Venet, présidente de la Ligue des droits humains ; Kati Verstrepen, présidente de la Liga voor Mensenrechten.

Version originale

20 janvier 2021