La liberté d’association et le droit de grève sont à la base de nos acquis sociaux

Ce jeudi 10 décembre, à l’occasion de la journée internationale des droits humains, la FGTB mènera des actions symboliques pour défendre le droit de grève et de manifester. Des rassemblements auront lieu à Bruxelles, en Flandre et en Wallonie. La Ligue des droits humains sera à leurs côtés pour rappeler que la liberté d’association et le droit de grève sont à la base de nos acquis sociaux.

En temps de Covid-19, on aurait pu s’attendre à un regain d’attachement à certaines libertés que nous avons fortement dû limiter ces temps-ci, comme la liberté d’association, le droit de grève ou de manière plus générale, la liberté de manifestation. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le jugement du Tribunal de première instance de Liège du 23 novembre 2020 ne rend pas hommage à ces libertés. En effet, dix-sept grévistes de la FGTB se sont vus condamnés pour « entrave méchante à la circulation par leur présence sur les lieux » suite à une manifestation et à un blocage d’autoroute il y a 5 ans. Ce jugement, qui condamne entre autres le président de la FGTB, fait écho à une précédente décision judiciaire condamnant le président local de la FGTB pour blocage des accès au port d’Anvers en 2016.

La Ligue des droits humains regrette que, pour apprécier la nature de la peine et le taux à appliquer à chacun des prévenus, le tribunal de Liège semble moins tenir compte de l’importance de restreindre le moins possible une liberté fondamentale que « du sentiment de toute puissance qui a animé chacun des prévenus lors de cette journée de manifestation et lui en a fait perdre le sens des responsabilités » ou encore de « la victimisation développée par les prévenus tout au long de la procédure et, partant, du défaut dans leur chef d’une quelconque prise de conscience du caractère inadmissible de leurs comportements ».

Ce n’est pas tout. Loin de vérifier la possibilité effective pour les grévistes d’exercer leur droit de grève, le jugement porte comme valeurs supérieures de notre ordre juridique, le droit pénal belge et la liberté de circulation (entendue dans un sens très strict, de façon à ce que les véhicules puissent circuler). En effet, le tribunal analyse si les droits fondamentaux « pourraient être exercés sans violer le droit pénal belge » et les juges expliquent que « la prévention des dangers liés à la circulation et la nécessité de garantir la liberté de circulation peut difficilement être considérée comme inutile dans une société démocratique ».

Qu’en est-il de l’utilité du droit de grève dans une société démocratique ?

Le droit de grève donne une voix aux travailleur·euse·s et est une portée d’entrée à la concrétisation des droits économiques, sociaux et culturels. Avec la liberté syndicale et de manière plus générale la liberté d’association, ce sont ces libertés qui ont permis d’obtenir la plupart de nos acquis sociaux en Belgique et qui sont également à l’origine de l’émergence de notre droit social.

Depuis la sortie de la seconde guerre mondiale, suite aux divers traités signés par la Belgique, de multiples organes européens et internationaux veillent au respect de ces libertés. Encore dernièrement, en mars 2020, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU a recommandé à la Belgique « de garantir en droit et en pratique l’exercice du droit de grève, en pleine conformité avec le Pacte ». Il faut également rappeler un arrêt de 2003 de la Cour de justice de l’Union européenne  relatif à un blocage d’autoroute de 30 heures en Autriche (et pas de 6 heures comme ici). La Cour de Justice de l’Union européenne a jugé que si les autorités autrichiennes avaient tenté d’imposer des conditions plus strictes, en ce qui concerne la durée de la manifestation que le lieu – par exemple en exigeant que la manifestation ait lieu sur le bord de l’autoroute -, cela aurait pu être perçu « comme constituant une restriction excessive de nature à priver l’action d’une partie substantielle de sa portée ». La Cour poursuit : « si les autorités nationales compétentes doivent chercher à limiter autant que possible les effets qu’une manifestation sur la voie publique ne manque pas d’avoir sur la liberté de circulation, il n’en demeure pas moins qu’il leur appartient de mettre cet intérêt en balance avec celui des manifestants, qui visent à attirer l’attention de l’opinion publique sur les objectifs de leur action » (CJUE, Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge contre Republik Österreich, arrêt du 12 juin 2003)[1].

Enfin, à la lecture de ce jugement du 23 novembre 2020, il faut s’interroger sur l’évolution de nos lois. Il y a tout juste et seulement un siècle, le 24 mai 1921, le législateur belge a aboli l’article 310 du Code pénal, celui-là même qui sanctionnait pénalement la participation à une grève. Dans une seconde loi adoptée le même jour, le législateur belge reconnut la liberté d’association dans tous les domaines, en faisant clairement référence à la liberté syndicale dont le corollaire est le droit de grève. Il semble qu’un siècle plus tard, l’article 406 du Code pénal – qui sanctionne l’entrave méchante de la circulation – soit mobilisé avec l’effet de contrer cette évolution significative. Il nous paraît donc urgent de demander à nos parlementaires fédéraux et au Gouvernement fédéral de revoir l’article 406 du Code pénal de manière à éviter qu’on pénalise indirectement le droit de grève [2].

Lors de l’instruction d’audience, un délégué ayant participé à la manifestation expliqua qu’« aujourd’hui, le seul moyen de faire passer un message, c’est de bloquer ». Dans son jugement, le tribunal de Liège tira de cette phrase la conclusion suivante : « l’obstruction routière recherchée faisait certes partie d’un schéma plus large mais cela n’enlève pas l’intention méchante du participant au blocage ». Ce « schéma plus large » s’appelle le droit de grève et nous continuerons à le défendre haut et fort, car il fait partie de ces libertés qui, comme la liberté de manifester, sont au cœur de nos actions collectives, et du devenir de notre collectivité.

[1] Cette décision insiste par ailleurs également sur toutes les conditions devant être remplies pour un tel rassemblement.

[2]  La crainte de pénaliser des manifestants pacifiques avait d’ailleurs été formulée à l’époque de la modification de cette disposition.

9 décembre 2020