La crise sanitaire ne peut continuer à justifier l’atteinte au droit à la vie privée et familiale des personnes détenues et de leurs proches

« En temps normal, on n’a que 25% de nos droits, mais là si en plus vous nous enlevez les visites avec nos proches… Les visites hors surveillance, c’est un cocon, une bulle, ça nous permet de respirer, ça calme les tensions » (Abdeljabbar, détenu à la prison de Forest, août 2020).

Le Collectif de Luttes Anti-Carcérales (la CLAC), le GENEPI Belgique (groupes locaux de l’USL-B, de l’ULB et de Bruxelles), la Ligue des droits humains (LDH) et la section belge de l’Observatoire International des Prisons (OIP) tiennent, par cette carte blanche, à mettre en lumière l’impact de la pandémie sur les relations familiales, affectives et sociales entre les personnes détenues et leurs proches.

Les quatre associations reçoivent depuis le début de la pandémie de nombreux témoignages de personnes détenues et de leurs proches, notamment via leur Ligne Info’Prison (0498/51.51.91 tous les mercredis et samedis ou ligneinfoprison@bawet.org), quant à la souffrance qui découle des conditions strictes dans lesquelles se déroulent les visites à table et de la suppression des visites intimes hors surveillance. Les familles des personnes détenues prennent différentes initiatives pour faire sortir leur situation de l’indifférence générale, parmi lesquelles la préparation d’une plainte contre l’État belge.

La crise sanitaire n’étant pas prête de se terminer, il est urgent d’organiser le régime de détention pour permettre le maintien des relations familiales, sociales et affectives entre personnes détenues et leurs proches dans un contexte sanitaire. Il est entendu que les demandes concrètes de modification du régime de détention qui sont formulées dans cette carte blanche, le sont par des associations qui adoptent plus largement une perspective critique, voire abolitionniste pour certaines, du système carcéral.

Les lois pénitentiaires de 2005 et 2006 organisent le régime juridique relatif à l’exécution de la peine de prison. La loi de 2005 prévoit notamment les différents droits garantis aux personnes détenues au sein de la prison, tandis que les lois de 2006 portent sur les droits en lien avec la sortie anticipée de prison. Ces lois prévoient des droits, tout en les relativisant cependant. À l’intérieur de la prison, il s’agit de les agencer avec le souci de garantir l’ordre et la sécurité. Quant à la sortie de prison, elle doit être permise si le risque de récidive semble impossible à encadrer par l’imposition de conditions à respecter. Certains n’hésitent donc pas à dire que les droits des personnes détenues ont été indexés aux exigences sécuritaires. En pratique, le constat est également posé que la préoccupation sécuritaire prend le pas sur le souci de garantie des droits des personnes détenues et la préparation de leur réinsertion. Ceci est d’autant plus vrai dans un contexte de surpopulation carcérale et de manque d’effectifs présents sur le terrain au sein du personnel de surveillance. Les droits des personnes détenues, déjà atteints dans un contexte sécuritaire, se trouvent actuellement encore davantage diminués en raison du contexte sanitaire.

Parmi ces droits, le droit au maintien des relations avec les proches est essentiel : le droit au respect de la vie privée et familiale est en effet garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Le maintien des liens familiaux, affectifs et sociaux favorise aussi la réinsertion sociale à la sortie de prison et réduit les effets dommageables de la détention, en permettant à la personne détenue de conserver son rôle de compagnon·e, de père·mère, d’ami·e. Faire entrer les proches en prison va aussi réduire le caractère « total » de la prison, en participant à son décloisonnement.

Ce droit prend forme par la possibilité d’obtenir des sorties anticipées de prison, qu’elles soient courtes, une journée (permission de sortie) ou deux (congé pénitentiaire), ou durables comme la surveillance électronique ou la libération conditionnelle. À l’intérieur de la prison, ce droit s’incarne dans le fait que les personnes détenues peuvent avoir des contacts téléphoniques et épistolaires avec leurs proches et surtout dans la possibilité de recevoir des visites de leurs proches au sein de la prison. D’un côté, il y a les « visites à table » qui se déroulent dans de grandes salles, où sont disposées plusieurs tables, chaque personne détenue pouvant recevoir à une table plusieurs proches. L’intimité y est cependant toute relative au vu de la présence très proche des autres détenu·es et de leurs visiteur·euses et de la surveillance étroite du personnel pénitentiaire. D’un autre côté, il y a les « visites hors surveillance » (VHS) ou « visites intimes », qui permettent aux personnes détenues de recevoir dans une pièce aménagée en salon-chambre, et qui n’est pas sous surveillance, soit leur compagne·gnon, soit leur famille. Les VHS sont souvent décrites comme des « bulles d’air », des « cocons », des « moments d’évasion », où il est possible de se relâcher, de pouvoir bénéficier de moments intimes avec ses proches, de pouvoir entretenir des relations sexuelles avec son·sa compagne. C’est en effet le seul moment où les personnes détenues et leurs proches sont certain·es de ne pas être « observé·es » en prison et où ils·elles peuvent profiter d’une véritable intimité. Les visites à table sont scrutées, le courrier est ouvert et les appels téléphoniques sont passés soit dans un couloir de la prison, où circulent d’autres détenu·es et le personnel pénitentiaire, soit dans la cellule – ce qui n’est pas une garantie d’intimité pour toutes les personnes détenues qui sont à plusieurs en cellule. Les VHS sont dès lors très précieuses pour les détenu·es, mais aussi pour le personnel pénitentiaire puisqu’elles contribuent à apaiser les tensions en prison.

La loi de 2005 prévoit que les personnes en détention préventive peuvent recevoir des visites à table chaque jour, et les personnes condamnées au minimum trois fois par semaine. Toutes les personnes détenues peuvent recevoir des VHS d’une durée minimale de deux heures, au moins une fois par mois, après un mois de détention avec une personne dont elles peuvent prouver qu’elles entretiennent une relation sérieuse depuis au moins six mois. En pratique, dans certaines prisons, davantage de visites sont octroyées aux personnes détenues lorsque cela est organisable. Ainsi, certain·es condamné·es peuvent bénéficier de visites quotidiennes.

Le 13 mars, l’état de crise sanitaire est officiellement déclaré. Suite à cela, il est interpellant de constater que les restrictions aux droits des personnes détenues n’ont pas été prévues par le législateur ou par le gouvernement dans le cadre des pouvoirs spéciaux. Le régime de détention en temps de pandémie est en effet organisé par de simples instructions envoyées par l’administration pénitentiaire aux directions des prisons.

Ces instructions ont ainsi conduit à la suppression de toute forme de visite dès le 14 mars. Un crédit d’appel de 40 euros a été donné aux personnes détenues, ce qu’elles ont dénoncé comme étant tout à fait insuffisant. La possibilité de visioconférence avec les proches s’est mise progressivement en place fin avril-début mai, mais des appels-écrans ne compensent en rien le manque affectif. Les visioconférences ne devraient pas compter comme visites, mais être assimilés à des coups de téléphone. Les visites à table ont commencé à reprendre à partir du 25 mai, dans le respect de conditions très strictes. Actuellement, le nombre de visites est limité (une ou deux par semaine selon les prisons), le nombre de visiteur·euses est limité (deux adultes maximum en même temps, sachant qu’une personne est considérée comme adulte à partir de 12 ans, et qu’au total, trois personnes sont autorisées : donc deux « adultes » avec un enfant, ou un adulte avec deux enfants), et les visites ne peuvent avoir lieu que dans certains créneaux horaires imposés, qui peuvent parfois ne pas convenir aux proches en raison de leur occupation professionnelle. Dans la salle de visites, des plexiglas sont posés sur les tables, afin de séparer la personne détenue de ses proches, et il y a une interdiction de contact physique. Certaines prisons autorisent une rapide embrassade en début de visites, ou la possibilité de prendre son enfant de moins de douze ans dans les bras ou sur les genoux. Comment expliquer à un enfant de 13 ans que son père peut serrer dans ses bras son frère ou sa sœur de 9 ans mais pas lui ou elle ? Les VHS n’ont à ce jour pas repris, et ce, sans qu’aucune explication n’ait été donnée aux personnes détenues : pourquoi n’est-il pas possible d’organiser ces visites intimes ? Un nettoyage accru de ces salles peut être prévu, et cela donnerait par ailleurs du travail aux personnes détenues qui en manquent cruellement.

Les personnes détenues et leurs proches souffrent énormément de cette privation de contacts physiques et affectifs, de l’impossibilité d’avoir des relations intimes, et ce, dans un contexte de détention rendu très difficile en raison de la crise sanitaire (absence ou forte réduction de possibilités de travailler, de suivre des formations, etc.). En outre, obtenir une sortie anticipée de prison (libération conditionnelle ou autre) est généralement soumis au fait de pouvoir trouver une formation ou un travail à l’extérieur. La crise économique qui découle de la crise sanitaire rend impossible pour les personnes de satisfaire à une telle exigence et les bloque en prison, ce qui rend l’importance d’améliorer les conditions de détention d’autant plus urgente.

Outre le fait que les détenu·es et leurs proches sont privé·es de ces relations affectives sans qu’une explication ne leur ait été donnée à cet égard, ils·elles éprouvent un sentiment d’injustice face aux situations contradictoires, voire paradoxales, qu’ils·elles constatent. Ainsi, les détenu·es ne peuvent pas avoir de contacts physiques avec leurs proches aux visites, alors qu’ils·elles se font régulièrement fouiller par le personnel pénitentiaire, par palpation de vêtements – les agent·es sont alors très proches du corps des personnes détenues, sans toutefois porter de gants, et parfois même de masques. Alors que le personnel pénitentiaire est censé porter un masque constamment en prison, il est souvent constaté que les masques ne sont pas portés. Le contact physique pour la sécurité : oui, pour le droit à la vie privée et familiale : non.

Certain·es condamné·es peuvent bénéficier de permissions de sortie ou de congés pénitentiaires, qui leur permettent de sortir un jour ou deux de prisons et de pouvoir ainsi retrouver leurs proches, avant de retourner en prison. À leur retour, ils·elles sont isolé·es une journée, le temps d’être vu·es par le·la médecin, qui prend leur température : pourquoi le même système ne peut-il être mis en place pour les personnes détenues après leur VHS ?

Sur la base notamment des témoignages récoltés par les personnes détenus et leurs proches, les associations signataires demandent urgemment à l’administration pénitentiaire d’adopter une politique pénitentiaire qui garantit les relations affectives dans un contexte sanitaire et ce, notamment en :

– octroyant un maximum de permissions de sorties et de congés pénitentiaires pour raisons familiales aux personnes condamnées,
– rétablissant les visites hors surveillance, en priorité pour les personnes ne bénéficiant pas de sorties, en prévoyant d’une part, un nettoyage accru de ces salles, et d’autre part, un isolement d’une journée après cette visite, conformément au régime prévu pour les condamné·es au retour d’une sortie de prison,
– rétablir les visites entre sites, ou « internes » (entre détenu·es), à table et en VHS, aux mêmes conditions que les autres visites.

25 août 2020