Imprescriptibilité des abus sexuels sur mineurs : pourquoi se ranger du côté de la justice ?

Ce 6 octobre, la Libre Belgique publiait un article d’opinion intitulé « Pourquoi se ranger du côté des pédocriminels sexuels ? », mettant en cause le travail de la Ligue des droits humains et de l’Association Syndicale des Magistrats. La cause de ce courroux est l’introduction devant la Cour constitutionnelle d’un recours de nos associations contre la loi prévoyant un régime d’imprescriptibilité pour les infractions à caractère sexuel commises sur mineurs. Saisissons cette occasion pour préciser les raisons qui ont poussé nos associations à solliciter un contrôle de la Cour constitutionnelle.

« La prescription vise tant à protéger la personne suspectée d’une infraction contre des poursuites tardives qu’à préserver l’ordre social. » C’est ainsi que s’exprimait la Cour constitutionnelle dans un arrêt de juin 2015. En effet, l’institution de la prescription a une fonction importante dans le cadre d’un procès, mais également dans un Etat de droit. C’est bien entendu là que se situe le fondement de notre action et non la volonté de « se ranger du côté des pédocriminels ».

Si l’on peut comprendre que la vive souffrance habitant une victime de faits de cette nature puisse entraîner une réaction véhémente contre l’idée même de l’introduction d’un recours, la lecture de la carte blanche publiée révèle avant tout une incompréhension manifeste du processus démocratique qui est le nôtre. En effet, prétendre que les terroristes ont le droit à jouir des droits de la défense signifie-t-il que l’on « se range » du côté des terroristes et que l’on justifie les actes de terrorisme ? Affirmer que les membres de groupes mafieux doivent avoir droit à un procès équitable signifie-t-il que l’on « se range » du côté de la mafia ?

Nullement. Il s’agit surtout d’affirmer que notre système judiciaire est régi par des principes fondamentaux qui fondent un Etat de droit démocratique. Et qui valent pour toutes et tous (« égaux.ales en dignité et en droit »), quand bien même ils/elles auraient commis les actes les plus réprouvables que l’on puisse imaginer. C’est là que se situent les enjeux de notre action : l’objectif est de défendre une institution juridique qui a sa fonction sociale et non de défendre les auteur.e.s d’infractions à caractère sexuel. Défendre la justice ne bénéficie pas seulement aux auteurs et auteures d’infractions, mais également aux victimes de ces infractions.

Critiquer l’imprescriptibilité ne signifie pas promouvoir l’impunité

Jugeons plutôt. Le caractère vain et disproportionné de cette loi est patent, le législateur en faisant lui-même l’aveu : « Nous avons conscience qu’il ne sera plus possible de trouver des preuves des années après les faits et qu’une action juridique aboutira à un non-lieu faute de preuves. Quoi qu’il en soit, nous estimons que la possibilité de pouvoir encore recourir aux tribunaux revêt une importance symbolique, non seulement pour la société, mais surtout pour le processus d’acceptation des victimes. » (Développements, Doc. parl., Ch., 55-0439/001, pp. 3-4).

On le constate, le législateur est clairement conscient, puisqu’il le revendique, que son action est purement symbolique : elle n’aura pas pour effet de permettre de mieux défendre les victimes. Au contraire : les victimes pourraient rencontrer un effet contreproductif, car elles vont avoir beaucoup de mal à réunir des preuves des faits et leur action aura des chances non négligeables d’aboutir à un non-lieu. C’est paradoxal : cette loi pourrait bien avoir pour conséquence qu’un auteur sorte blanchi d’une potentielle action intentée contre lui des dizaines d’années après les faits, faute de preuves !

Car l’objet de la prescription est aussi celui-là : permettre la tenue d’un débat judiciaire dans des bonnes conditions. Or, l’expérience montre que poursuivre une infraction 40 ans, 50 ans, voire 60 ans après les faits est extrêmement ardu, en raison de la déperdition des preuves. La prescription est autant un rempart contre l’erreur judiciaire qu’un garant du respect des droits des parties.

Or, critiquer l’imprescriptibilité ne signifie pas promouvoir l’impunité, puisque le délai auparavant en vigueur permettait aux victimes d’agir dans certains cas jusqu’à 20 ans après la majorité, soit jusqu’à leurs 38 ans. Et au-delà, les victimes peuvent encore avoir recours à la voie civile pour faire valoir leurs droits.

Les personnes vulnérables doivent jouir de la protection de notre droit et de nos institutions

Les victimes d’infractions à caractère sexuel ont moins besoin de symboles que d’actes. Elles doivent indéniablement être défendues. Mais, trop souvent, on constate que l’adoption d’une loi dans l’émotion d’un événement tragique est une occasion pour le législateur de s’en tirer à bon compte. En effet, en adoptant une loi celui-ci cherche à faire penser qu’il agit sur la question, alors qu’il sait pertinemment que son action est vouée à l’échec. Le recours à la justice ne doit pas poursuivre un but symbolique mais effectif.

En outre, le champ d’application de cette législation pose question, en ce qu’elle ne vise que les infractions à caractère sexuel, au détriment de toutes les autres. Ainsi, un acte de voyeurisme sur un mineur ou une mineure est aujourd’hui imprescriptible alors que des actes de torture ayant entraîné la mort du même mineur se prescrivent par 20 ans… Outre le caractère absurde de cette solution, elle est clairement discriminatoire.

Lutter contre la pédocriminalité est bien entendu une nécessité impérieuse dans toute société démocratique. Les personnes vulnérables doivent jouir de la protection de notre droit et de nos institutions, protection qui requiert le recours à des moyens autrement plus conséquents que ceux liés à la prescription de l’action publique.

Ainsi, dans une enquête consacrée au traitement des faits de pédophilie dans notre pays, parue dans le journal Le Soir du 3 juin 2019, on pouvait lire : « Il y a près de deux ans, Lina, 4 ans, révélait des abus sexuels. Depuis, ses parents n’ont pas de nouvelles de la procédure judiciaire et l’agresseur n’est pas inquiété. Comment fonctionne le système dans de tels cas et quelles sont ses failles ? ». Si prévenir et sanctionner de tels faits lorsqu’ils sont dénoncés immédiatement semble problématique, quelle solution les victimes peuvent-elles espérer lorsque les faits sont dénoncés des dizaines d’années plus tard ?

En conclusion, on a relevé que le débat parlementaire sur la question fût indigent. Espérons que le débat judiciaire qui s’est ouvert sera de plus haute volée. Et, quoi qu’il en soit, nul besoin d’attendre l’issue de celui-ci pour enfin prendre au sérieux la souffrance des personnes concernées. Dans le respect de nos fondements démocratiques.

Une opinion d’Olivia Venet et de Marie Messiaen, respectivement présidente de la Ligue des droits humains, et présidente de l’Association Syndicale des Magistrats (ASM).

Version originale

8 octobre 2020