Limiter le droit de grève ne fera pas arriver votre train à l’heure

Carte Blanche Près de 70 ans. C’est le temps pendant lequel aucun gouvernement de ce pays n’a essayé de limiter légalement le droit de grève. En s’en prenant aux cheminots, Michel Ier nous fera peut-être manquer cet anniversaire. Nous sommes inquiets et nous demandons surtout: à qui le tour ensuite ?

Le gouvernement fédéral veut en effet faire passer cet été au parlement le projet de loi qui doit encadrer le droit de grève du personnel de la SNCB et d’Infrabel. Ce texte est présenté comme une version light de ce que le gouvernement appelle « service minimum ». Car il n’est pas question, dit-il, de réquisitionner des travailleurs. Pourtant, le texte, à la lecture, n’apparaît pas si light.

Pour commencer, tout agent « essentiel » devrait annoncer quatre jours à l’avance s’il fait grève ou non. S’il ne le fait pas, il est menacé de sanctions disciplinaires. On peut facilement deviner la pression qui sera mise sur chaque travailleur individuellement par son responsable : « Tu ne vas quand même pas faire grève, toi aussi ! » En outre, le texte prévoit que les travailleurs ne peuvent pas « limiter l’utilisation de l’outil et de l’infrastructure ». La phrase est dissimulée au dernier alinéa du projet de loi. Mais c’est une épée de Damoclès. L’interdiction peut s’appliquer à toute forme d’action et exclut même les actions alternatives telles une grève du paiement. Seules les actions sans véritable impact seront donc encore autorisées.

Juridiquement contestable
Le gouvernement invoque trois grands arguments. Non seulement ceux-ci ne tiennent compte que des intérêts du gouvernement et des employeurs – et finalement peu de ceux des voyageurs, sans parler de ceux des travailleurs –, mais ils sont de plus juridiquement très contestables.

C’est ainsi que Michel Ier se réclame du « principe de la continuité du service ». Ce principe existe, mais il n’a pas de priorité sur le droit à l’action collective.

Ensuite, le gouvernement invoque « la libre circulation des personnes ». Bien essayé mais ce droit a juridiquement trait à l’accès au territoire et à son marché du travail. Qu’est-ce que cela a à voir avec le train ?

Enfin, le « droit au travail et à la mobilité » est mis en avant. Mais est-ce que le gouvernement lui-même garantit ces droits ? Voyez nos trains bondés, ces bus qui n’arrivent jamais, les trams qui roulent à peine à certaines heures, les bouchons des axes routiers, etc.
Et le droit au travail, alors ? Que ce soit dans les pactes internationaux ou dans la Constitution belge, il ne vise pas à garantir aux travailleurs la possibilité d’accéder à leur lieu de travail. Il engage par contre le gouvernement à prendre des mesures en vue d’aider les chômeurs à trouver un emploi. Demandez dès lors ce qu’ils en pensent aux anciens travailleurs ou aux futurs ex-travailleurs de Caterpillar, Ford, d’ING ou d’innombrables petites et moyennes entreprises.

Surtout, pas un mot du gouvernement sur les principes du droit international qu’il prétend pourtant respecter. Or, celui-ci n’autorise une limitation significative du droit de grève qu’en présence d’une menace pour la vie, la santé ou l’intégrité physique de la population. Ce n’est pas le cas ici. En outre, la jurisprudence internationale n’admet pas que la participation à la grève mène à d’autres sanctions que le non-paiement du salaire.

Qui garantira par ailleurs que la limitation du droit de grève se limitera aux chemins de fer ? Pourquoi une obligation d’information individuelle et une interdiction de bloquer des outils de travail et l’infrastructure ne s’appliqueraient-elles qu’aux cheminots ? Il suffit d’un clic de souris pour remplacer la SNCB et Infrabel par n’importe quelle autre entreprise du secteur public ou du secteur privé.

Non, mieux vaudrait une initiative législative visant à renforcer le dialogue social. Car le droit constitutionnel à l’action collective reste le seul droit qui permette aux travailleurs de s’opposer effectivement à l’employeur et à l’État. Sans action collective, la concertation n’est qu’une coquille vide. Rogner ces droits, c’est rogner la démocratie.

D’une efficacité douteuse
Malgré toutes les grandes déclarations du gouvernement Michel, il y a fort à parier que l’application de cette loi ne sera pas simple. Elle menace aussi de donner lieu à des situations dangereuses tant pour les travailleurs que pour les voyageurs — pensez à des trains surchargés, avec un personnel minimum… Cela créera de nouveaux problèmes de sécurité et des désagréments importants. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les associations de voyageurs s’opposent clairement à ce projet.

Comprenez-nous bien. Que ce soit à cause d’une grève ou d’autre chose, nous râlons aussi lorsque notre train est supprimé ou en retard. Seulement, ce n’est pas le personnel qui est la cause des problèmes à la SNCB et à Infrabel. C’est ailleurs que le bât blesse. C’est le gouvernement qui enfonce toujours le même clou : sous-financement, économies, recours à la sous-traitance et pression constante à la privatisation des transports en commun.

Quoi que prétendent certains, une société de chemins de fer de qualité et une amélioration du fonctionnement de la SNCB ne passeront pas par l’instauration d’un service minimum, mais bien en prenant en compte les usagers et les travailleurs et en mettant à disposition des moyens suffisants pour relever les défis en matière de mobilité. De plus, seul un dialogue social de qualité et constructif est susceptible d’éviter des actions de grève, mais pour cela il doit exister une véritable volonté managériale en ce sens.

En réalité, seule une politique d’investissement dans le transport en commun public garantit des trains ponctuels et confortables à un prix raisonnable. Cela ferait l’affaire tant des voyageurs que des travailleurs.

Signataires :
Jan Buelens, (avocat, professeur droit du travail, Université d’Anvers), Leïla Lahssaini (avocate en droit du travail), Filip Dorssemont (Professeur droit du travail UCL), Elise Dermine (Professeur droit du travail ULB, avocate), Patrick Humblet (Professeur droit du travail Université de Gand), Gilbert Demez (prof. émer. droit social UCL), Guy Cox (directeur général honoraire SPF Emploi, Travail et Concertation sociale), Esteban Martinez (professeur de sociologie, ULB), Pascale Vielle (Professeur UCL, Tout autre chose), Philippe Hambye (professeur de sociolinguistique, UCL), Anne Dufresne (sociologue, GRESEA), Alexis Deswaef (Président Ligue des droit de l’Homme), Vanessa De Greef (chercheuse en droit social, ULB ; vice-présidente LDH), Mathieu Strale (chercheur, ULB), Bernard Dutrieux (Professeur Haute École de Bruxelles Brabant), Christine Mahy (Réseau wallon de lutte contre la pauvreté), Comité de coordination de Tout Autre Chose, Wouter Hillaert (Hart Boven Hard), Marc Leemans (CSC), Marie-Hélène Ska (CSC), Rudy De Leeuw (FGTB), Marc Goblet (FGTB), Jean-François Tamellini (FGTB), Thierry Bodson (Interrégionale wallonne FGTB), Philippe Vanmuylder (FGTB Bruxelles), Caroline Copers (Vlaams ABVV), Miranda Ulens (FGTB), Michel Meyer (CGSP), Chris Reniers (ACOD), Michel Abdissi (CGSP Cheminots), Marianne Lerouge (CSC Transcom), Ludo Sempels (ACOD Spoor), Luc Piens (ACV Transcom), Robert Vertenueil (CG-FGTB), Werner Van Heetvelde (CG-FGTB), Frank Moreels (FGTB-UBT), Erwin De Deyn (FGTB-SETCA), Marc De Wilde (CSC Metea), Koen Demey (CSC Transcom), Luc Hamelinck (CSC services publics), Patrick Vandenberghe (CSC BIE), Pia Stalpaert (CSC Alimentation et services), Koen Vankerkhoven (ACV COC), Marianne Coopman (ACV COV), Felipe Van Keirsbilck (CNE), Stefaan Decock (LBC-NVK), Eugène Ernst (CSC Enseignement), Myriam Djegham (MOC Bruxelles), Jean-Marc Rombeaux (Economiste et navetteur), Bruno Bauraind (Gresea), Marianne Petré (avocate en droit social) , Sébastien Gratoir (enseignant haute école, Ecole en colère), Jean Vandewattyne (Chargé de Cours, UMONS), Sarah De Laet (chercheuse ULB, déléguée syndicale CGSP), Eva Deront (doctorante, ULB), Maxime Stroobant (Prof. Em., VUB) et Othmar Vanachter (KUL).

20 juin 2017