La Ligue des droits humains introduit un recours au Conseil d’Etat contre la disposition permettant à l’ONSS de tracer les travailleur·euse·s salarié·e·s et indépendant·e·s

Ce 12 janvier 2021, un arrêté ministériel est venu discrètement modifier la réglementation applicable aux mesures d’urgence pour limiter la propagation de la Covid-19. Il prévoit notamment que l’Office national de sécurité sociale (ONSS) soit doté de moyens étendus pour tracer largement les travailleur·euse·s salarié·e·s et indépendant·e·s, au moyen d’outils technologiques développés (datamining et datamatching). L’article 8 de cet arrêté vise à assurer le traitement à grande échelle de données de santé sensibles en reliant et croisant des bases de données. Bien qu’il pourrait permettre une meilleure surveillance des risques encourus sur les lieux de travail, ce qui est nécessaire, il n’en reste pas moins qu’il constitue une ingérence importante dans les droits et libertés des personnes concernées. La Ligue des droits humains (LDH) a donc introduit un recours au Conseil d’Etat contre cet arrêté ministériel portant sévèrement, injustement et illégalement atteinte à notre vie privée.

La rédaction de cet article 8, très peu détaillée, implique une faculté d’intrusion extrêmement large : il concerne a priori toutes les données contenues dans les bases de données de Sciensano (en ce compris celles liées à la vaccination ?), il concerne toutes les personnes, infectées ou non, il implique un nombre considérable d’institutions, de telle sorte qu’il paraît, en l’état grossièrement disproportionné.

Mais ce qui interpelle tout autant, c’est l’inscription de cet article dans un arrêté ministériel et non dans une loi. Ce n’est pas par amour de la législation qu’il est important que le législateur se prononce sur ces questions, mais bien parce que l’adoption d’une loi implique au minimum un débat public contradictoire, la consultation systématique d’instances d’avis spécialisées (comme le Conseil d’Etat et l’Autorité de Protection des données), une publicité accrue et une procédure claire.

Depuis le début de cette pandémie, nous attendons désespérément l’adoption d’actes législatifs qui permettraient de faire fonctionner nos organes démocratiques et de faire vivre les valeurs fondamentales qu’ils sont censés défendre et protéger. Or, de pouvoirs spéciaux en arrêtés ministériels, de Conseils national de sécurité en comité de concertation, le débat démocratique se fait attendre. Et la crainte est réelle que ce type de dispositifs “provisoires” survive à la crise sanitaire.

C’est la raison pour laquelle la LDH a pris la décision de contester cet arrêté ministériel devant le Conseil d’Etat. En effet, dans son état actuel, cet arrêté est formulé de manière si large qu’il autorise potentiellement tout service public (services de police, bourgmestres, etc.) à avoir accès à ces données dans un objectif qui peut aussi bien être répressif que préventif.

Cette action a un triple objectif : attirer l’attention du pouvoir exécutif sur le respect de quelques principes de base de notre fonctionnement démocratique ; mettre en évidence le fait que la collecte de données sensibles doit respecter les normes constitutionnelles et internationales en vigueur ; et, enfin, demander au législateur de prendre au sérieux la nécessité de collecter des données relatives à la santé, dans un strict respect du cadre juridique, pour permettre le respect des droits économiques, sociaux et culturels (et en particulier, du droit fondamental à la santé ou à la protection de la santé).

Le plus désolant en la matière est que cette disposition aurait pu permettre un meilleur respect du droit à la protection de la santé des travailleur·euse·s. Il est en effet indispensable de collecter ce type de données pour connaître les évolutions du virus dans les milieux professionnels et, partant, adapter les stratégies de lutte contre l’épidémie et remettre au pas les employeur·euse·s problématiques. Mais si la finalité de l’article contesté était de garantir la santé et la sécurité des travailleur·euse·s, une concertation sociale préalable aurait été nécessaire.

La protection de la santé des travailleur·euse·s est indispensable et la santé et la sécurité au travail sont des enjeux majeurs, tant en termes de santé publique que de respect des droits fondamentaux des personnes concernées. La disposition contestée aurait dû permettre à l’inspection du travail de pouvoir mieux faire son travail à cet égard. Rappelons que la question de la surveillance de la santé et de la protection du bien-être des travailleur·euse·s requiert une série d’obligations prévues par des directives européennes auxquelles l’Etat belge doit se conformer (et les faire respecter).

Malheureusement, ce dernier ne semble pas avoir pris la pleine mesure de ces obligations en adoptant un texte bancal. C’est pourquoi la LDH demande l’annulation de cette disposition, tout en appelant le législateur à se saisir de la question du respect du droit à la protection de la santé et du bien-être des travailleur·euse·s, dont certain·e·s sont en première ligne dans le cadre de la lutte contre cette pandémie.

Enfin, il est également interpellant de constater que la LDH est contrainte d’agir en la matière parce que l’organe officiel dont c’est pourtant le rôle, l’Autorité de protection des données (APD), ressemble de plus en plus chaque jour à un tigre de papier.

La LDH invite l’APD à jouer pleinement son rôle de défenseur du droit à la vie privée dans une période critique et le Parlement à se saisir de la question en permettant de faire vivre un débat démocratique nécessaire et urgent.

Ce recours fait partie du projet européen « Corona-litiges » mis en place par Liberties et financé par le Digital Freedom Fund.

11 février 2021