Toujours du côté de celui à qui on met des menottes !

OPINION Une opinion de Jean-Marie Dermagne, ancien bâtonnier, avocat de la Ligue des Droits Humains et porte-parole du SAD (syndicat des avocats pour la démocratie).

« Ma compassion ira toujours du côté de celui à qui on met des menottes ». Cette phrase n’a pas été prononcée, je le regrette, par un avocat. Remise au goût du jour par mon confrère Dupond-Moretti dans son « stand up », dont tout le monde parle à Paris et qu’il présentera à Bruxelles à la rentrée, elle est d’Edmond Michelet, à l’origine marchand de grains à Brive-la Gaillarde, résistant sous Vichy, arrêté par la Gestapo le 25 février 1943 et déporté à Dachau. A la libération, de Gaulle en fit son ministre des armées. Sa phrase sur l’homme menotté, il ne la prononça pas n’importe où : nommé garde des sceaux en 1961, il la lança, telle une mise en garde, à un aréopage composé de tous les procureurs généraux du pays ! Homme très pieux, admirateur de Péguy dont il diffusa, dès le 17 juin 1940, avec 24 heures d’avance sur de Gaulle, ce bel appel à la résistance : « celui qui ne se rend pas a raison contre celui qui se rend qui ne sera jamais qu’un salaud« , il fut appelé « le ministre de la miséricorde« , notamment pour sa mansuétude à l’égard des militants du FLN à propos desquels il écrivait aux directeurs de l’administration pénitentiaire : « quelle que soit l’issue des événements, vous détenez actuellement dans vos prisons une partie essentielle de la classe politique de l’Algérie de demain et vous devez agir en conséquence« . Son goût pour la réconciliation et le pardon lui valut d’être débarqué par Michel Debré dès 1961. Il eut sa revanche quelques années plus tard en succédant à Malraux comme ministre de la culture.

Les menottes humilient et dégradent
Si la biographie de Michelet n’en fait pas, à mes yeux, un héros, ni un saint (mais je ne béatifierai jamais personne…), notamment parce qu’il fit rétablir la peine de mort pour raison politique, abolie depuis 1848, et la réclama (sans l’obtenir) contre les généraux putschistes du 22 avril 1961, en revanche son appel à la résistance contre la droite la plus extrême (« celui qui se rend est un salaud ») retrouve, je le crains, une désolante et tragique actualité dans cette ère de glaciation des libertés dans laquelle nous sommes entrés, où, pour ne citer que deux exemples, l’on a mis (et on veut remettre !) des enfants derrière des barreaux sous prétexte que leurs parents n’ont pas le droit de continuer à vivre en Belgique et l’on a vu un sous-ministre chargé des déportations claironner qu’il ne respectera pas des décisions de justice… De surcroît, son « toujours du côté de celui à qui on met des menottes » lancé aux visages, que je devine interloqués puis médusés, des dépositaires de la répression, résonne en moi à l’instar du combat mené naguère par l’icône des chroniqueurs judiciaires, le regretté Philippe Toussaint, qui ne cessait de s’étonner qu’on mit, souvent avec des bruits de clé et des claquements métalliques, des menottes à des innocents, les présumés mais aussi parfois les reconnus tels par un jugement (parce qu’il fallait les ramener en prison pour la levée d’écrou…). Ces menottes, qui remplaceront bientôt la célèbre balance de Thémis comme symbole de la justice, me hérissent et me glacent. Placées aux poignets, serrés, dans le dos, elles humilient et dégradent. Et l’usage s’en banalise tant se multiplient, outre les arrestations qui, au prétexte qu’elles ne sont qu’administratives, sont le règne absolu de l’arbitraire de n’importe quel porteur de matraque ou képi, les gardes à vue, les mandats d’arrêt ‘media causa’ (dans lesquels on ose écrire que l’opinion publique ne comprendrait pas une remise en liberté…) et les détentions dites préventives ou provisoires de plus en plus longues… J’ai connu le temps des menottes réservées aux hommes et jamais placées dans le dos. Depuis quelques années, les femmes et les ados n’y coupent plus sans que les magistrats ne s’en émeuvent et ne s’en indignent, pas plus que ne les heurtent, apparemment, certains détenus qu’on amène devant eux ficelés comme des saucissons (bien que flanqués d’une escorte de molosses en uniforme les tenant à l’œil). On s’habitue à tout, me direz-vous. Et c’est bien là le drame. Si l’on ne s’insurge, on finira, au mieux spectateurs, au pire complices, d’une nouvelle ère de barbarie.

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28 juin 2019