COVID-19 | Pouvoirs spéciaux : la Ligue des droits humains adresse une lettre aux parlementaires et au gouvernement

                                                                       Bruxelles, le 26 mars 2020

Mesdames et Messieurs les Parlementaires,

Madame la Première Ministre,

Mesdames et Messieurs les Ministres,

La Ligue des droits humains est bien consciente que nous faisons face à une crise sanitaire de grande ampleur, qui nécessite la mise en œuvre de mesures exceptionnelles pour endiguer la propagation du Covid 19, ralentir la contagion et ainsi préserver la capacité du système de soins de santé de faire face à ce virus. Comme la Ligue a pu le rappeler ces derniers jours, le droit à la vie et le droit à la santé sont des droits fondamentaux. Les Etats ont l’obligation positive de protéger ce droit à la vie et à la santé contre l’actuelle pandémie du coronavirus.

Néanmoins, la Ligue des droits humains doit aussi rappeler que, dans la mise en œuvre de ces obligations et dans l’organisation des mesures exceptionnelles, il faut veiller au respect des droits et libertés et au respect de l’Etat de droit.

Premièrement, veiller au respect de l’Etat de droit et des droits et libertés implique de reconnaître l’important écart entre le fonctionnement actuel de nos institutions et le fonctionnement normal d’une démocratie. D’une part, la répartition des rôles entre Gouvernement et Parlement a été profondément bouleversée au niveau des entités fédérées par l’adoption de décrets et d’ordonnances de pouvoirs spéciaux. Elle va l’être tout bientôt au niveau fédéral par l’adoption d’une loi habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du Coronavirus. D’autre part, les mesures déjà en vigueur (sur la base des arrêtés du 13 et 18 mars 2020) emportent d’importantes restrictions aux droits et libertés. La proposition de loi qui devrait être votée aujourd’hui ne prévoit pas elle-même de restrictions aux droits et libertés, mais elle autorise le gouvernement à adopter des mesures qui pourraient emporter d’importantes limitations de ces droits et libertés.  L’adoption de mesures complémentaires de confinement, de limitation des contacts entre personnes d’une même famille, de fermeture des écoles, des universités et des établissements d’enseignement supérieurs,  d’« adaptation » du fonctionnement du pouvoir judiciaire emportent, par définition, des limitations du droit à un procès équitable (article 6 de la CEDH), du droit à la vie privée et familiale (article 8 CEDH -22 Constitution), du droit à la liberté de religion (article 9 CEDH – 19 Constitution), du droit à la liberté d’expression (article 10 CEDH), du droit à la liberté de réunion et d’association (article 11 CEDH – 26 et 12 Constitution), voire du droit au recours effectif (article 13 CEDH). Ces mesures peuvent également emporter une atteinte au principe d’égalité et de non-discrimination (articles 10 et 11 de la Constitution – 14 de la CEDH), en ce que potentiellement elles peuvent, malgré leur apparence neutre, désavantager particulièrement certaines personnes ou groupes de personnes.

Deuxièmement, si l’écart que nous vivons entre le fonctionnement actuel de nos institutions et la protection de nos droits et libertés est acceptable pour répondre à l’urgence, il faut à tout prix éviter que l’exception ne devienne la règle et qu’il soit ainsi trop facile d’exploiter nos paniques à venir. Si nous voulons que l’État de droit, déjà menacé avant la crise du Covid 19, y survive, il est crucial de réagir en distinguant de manière nette et claire l’urgence de la normalité. Primo, ceci implique de rappeler les principes gouvernant le fonctionnement normal de nos démocraties, et les raisons qui poussent à s’en écarter. Deuxio, il convient de toujours préciser, de manière claire, précise, et rigoureuse, les objectifs poursuivis par les mesures exceptionnelles qui sont prises, et de s’en tenir à ces objectifs. Pas question de poursuivre d’autres politiques que celle de la lutte contre le Covid-19 à l’occasion des pouvoirs spéciaux conférés pour réagir face à la pandémie. Tertio, il convient de toujours bien limiter dans le temps les mesures exceptionnelles. Les arrêtés de pouvoirs spéciaux doivent impérativement indiquer la durée des mesures prises. Cette durée des mesures exceptionnelles ne doit pas dépasser ce qui est nécessaire pour faire face à la limitation de la propagation du coronavirus. Quatro, quant à la prolongation éventuelle de l’habilitation faite au Roi d’exercer des pouvoirs spéciaux, elle doit se réaliser, comme le rappelle la section de législation du Conseil d’Etat dans son avis, dans le respect de la Constitution, par la voie législative. Cinquo, pour le surplus, il importe de respecter les conditions établies pour les pouvoirs spéciaux, rappelées par la section de législation dans son avis du 25 mars 2020.

Troisièmement, dans les situations exceptionnelles, les contrôles exercés sur les gouvernements par les Parlements, les juges, la presse et la société civile sont déterminants.

En ce qui concerne les différents mécanismes de pouvoirs spéciaux et les mesures exceptionnelles déjà décidées par arrêté royal du 13 et 18 mars 2020, il convient de tout mettre en œuvre pour qu’un certain contrôle parlementaire puisse s’exercer sur les mesures exceptionnelles décidées par le gouvernement. Ce contrôle parlementaire devrait être une réalité avant l’expiration de la période de pouvoirs spéciaux, et se concrétiser par une adaptation des mécanismes de contrôle politique à la situation particulière que nous vivons.

De même, il est crucial de préserver le droit à une protection juridique effective et de garantir un contrôle juridictionnel des mesures adoptées. Il faut garantir le respect du droit à un procès équitable, du droit à un recours effectif, des droits de la défense, de la non rétroactivité des peines, de la légalité de ces dernières. A cet égard, la Ligue des droits humains exprime son inquiétude au sujet des articles 5,§1, 7°, de la proposition de loi octroyant des pouvoirs spéciaux au Roi, qui permet d’ « adapter » l’organisation des cours et tribunaux et du ministère public ainsi que des règles de compétence et de procédure. Cette habilitation, en l’état, n’est pas suffisamment encadrée, et est très dangereuse. Elle confère en effet au gouvernement la compétence d’« adapter » le Pouvoir judiciaire de fond en comble. Il est nécessaire que au-delà de la considération des « droits des parties », le législateur précise la portée de l’habilitation ici établie, et établisse des conditions plus strictes à son exercice. Comme la section de législation du Conseil d’Etat le rappelle dans son avis du 25 mars 2020, il est nécessaire, « à tout le moins » de rappeler que « ces « adaptations » doivent se faire « dans le respect des principes fondamentaux d’indépendance et d’impartialité du Pouvoir judiciaire et dans le respect des droits de la défense des justiciables ». De la même manière, la loi d’habilitation entend confier au gouvernement le pouvoir de modifier la procédure et la compétence du Conseil d’Etat et des juridictions administratives. En l’état, cette habilitation est également très dangereuse. Il est impératif que le législateur indique clairement, précisément, l’objectif poursuivi par une telle habilitation et qu’il l’encadre de telle sorte à ne pas violer le droit à une protection juridictionnelle effective, droit garanti par la Constitution, le droit européen et le droit international.

Enfin, il crucial de préserver, voire de renforcer, la capacité de la presse à exercer sa fonction de « chien de garde » de la démocratie, ainsi que de protéger la possibilité pour la société civile de contrôler, de surveiller, l’action du gouvernement. La transparence et la mise à disposition des données relatives au Covid 19 doivent être assurées.

Quatrièmement, il faut tout mettre en œuvre pour éviter que les mesures exceptionnelles qui sont prises pour faire face au Covid 19 n’impliquent des restrictions injustifiées dans les droits et libertés. Les limitations importantes du droit à la vie privée, du droit à l’instruction, notamment, doivent respecter les conditions établies en droit constitutionnel et international. Premièrement, il faut que les restrictions dans les droits et libertés destinées à combattre la propagation du Covid 19 trouvent leur fondement dans un texte normatif clair, précis, général, non-rétroactif, accessible, publié et prévisible. Deuxièmement, ces mesures doivent poursuivre un but légitime (protection de la santé, de l’ordre public, des droits et libertés d’autrui). Troisièmement, il faut que ces restrictions dans les droits et libertés soient proportionnées. Elles doivent ainsi être susceptibles de rencontrer l’objectif légitime poursuivi annoncé par l’auteur de la mesure, elles doivent être nécessaires, c’est-à-dire qu’aucune autre mesure moins attentatoire aux droits et libertés n’était disponible, et enfin que la balance des intérêts a été dûment réalisée.

Cinquièmement, il faut éviter que les mesures adoptées n’emportent un recul dans le niveau de protection requis de l’Etat pour protéger et réaliser les droits et libertés. A cet égard, l’article 3 de la loi de pouvoirs spéciaux entend limiter la portée de l’habilitation faite au gouvernement en prévoyant que cette dernière ne peut porter atteinte à la protection sociale existante et au pouvoir d’achat des familles. En principe, la protection et la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels relève de la compétence du législateur et non de l’exécutif. Dans ce contexte actuel il faut que le législateur, vu les circonstances exceptionnelles et l’ampleur des délégations, précise que les mesures non seulement doivent respecter le principe de standstill (qui interdit tout recul sensible injustifié dans la protection et la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels), mais également d’autres balises plus exigeantes.

Sixièmement, il est nécessaire que des mesures exceptionnelles soient prises pour remédier aux situations d’inégalité vécues par les personnes les plus précaires, qui sont engendrées ou renforcées par cette crise sanitaire majeure. Dans la même perspective, il est également nécessaire que des mesures soient prises pour garantir des conditions de travail sûres, décentes et convenables pour l’ensemble des travailleurs, notamment des plus précaires.

En temps de crise, le respect de tous les droits fondamentaux est essentiel et la Ligue des droits humains entend continuer à exercer son rôle de vigilance. L’Etat de droit, le respect des droits humains et des libertés fondamentales est – et reste – non seulement le cadre d’exercice de pouvoirs mais plus encore l’objectif de ces mesures : le droit à la vie et à la dignité pour toutes et tous.