Violences policières et la charge de la preuve : le rôle du certificat médical

Face aux allégations crédibles et récurrentes de violences policières en Belgique, Police Watch, l’Observatoire des violences policières de la Ligue des droits humains, relève la persistance d’obstacles rencontrés par les victimes pour porter plainte, mener à bien une procédure judiciaire et/ou obtenir réparation. Outre la longueur et le coût des procédures, le manque d’indépendance des organes de contrôle, le régime pénal extrêmement favorable aux policiers1, ou encore la crainte de représailles, il y a la difficulté de prouver les faits de violence. Or, en matière de preuves, le certificat médical est un élément essentiel qui fait pourtant souvent défaut.

Police Watch s’est entretenu avec des experts juridiques et professionnel·le·s de la santé pour en identifier les principales raisons. L’analyse qui suit a pour but de partager des pistes de réflexion et d’action pour aider les victimes à faire valoir leurs droits en tenant compte de la diversité et de la complexité des réalités dans le secteur médical.

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La lutte contre les violences policières : une nécessité actuelle brûlante et une obligation internationale

Dans leurs recommandations faites à l’État belge2, le Comité européen de prévention de la torture (CPT) et le Comité contre la torture de l’ONU (CAT) soulignaient que « L’État partie devrait prendre les mesures nécessaires pour lutter efficacement contre les mauvais traitements, y compris ceux fondés sur une quelconque forme de discrimination et en sanctionner les auteurs de manière appropriée »3. Près de 10 ans plus tard, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies émettait des recommandations similaires4. Malgré cela, il faut relever la persistance d’allégations crédibles et récurrentes de mauvais traitements par les forces de l’ordre, mettant en évidence le non-respect par les autorités belges de leurs obligations internationales.

Le certificat médical : une preuve essentielle parmi d’autres

Pour qu’une victime de violences policières ait une chance de voir sa plainte aboutir, les éléments de preuve sont indispensables. C’est d’autant plus vrai lorsque les auteurs des faits sont des membres des forces de l’ordre, la Cour européenne des droits de l’homme ayant déjà mis en évidence des manquements de l’État belge dans ces cas de figure, entraînant une condamnation de la Belgique pour la violation du volet procédural de l’art. 3 de la CEDH, qui interdit les traitements inhumains et dégradants5 (voir l’art. 2, qui protège le droit à la vie6).

Parmi ceux-ci figurent des images filmées (vidéosurveillance, téléphone portable, médias…), des témoignages, ainsi qu’un certificat médical détaillant les lésions physiques et psychologiques. Si la LDH milite pour le droit de filmer la police, conformément au droit international7 et national8 en vigueur,  et coordonne la récolte et l’analyse de témoignages, elle constate qu’en matière de certificats médicaux, un travail est également nécessaire.

De nombreux questionnements existent à cet égard, que ce soit au niveau du cadre de l’examen médical (lieu et temps accordé à l’examen, présence policière ou non, qualité et pertinence des constats posés, respect du secret professionnel et de la déontologie médicale, etc.) et au niveau de la rédaction du certificat en tant que tel qui n’est pas enseigné dans la formation du corps médical et qui respecte très rarement les prescrits internationaux en la matière.

Ceci est vrai dans des contextes aussi différents que sont les services d’urgence, les maisons médicales, les cabinets généralistes, les consultations médicales de personnes en garde à vue, les prisons, les centres fermés ou encore les associations d’aide humanitaire travaillant avec des personnes migrantes. Ainsi, les professionnel·le·s du corps juridique et médical font état de certificats souvent incomplets, voire inexacts. À titre d’exemple, l’indication « contusion au bras droit » seule n’aura pas de valeur juridique. Elle nécessitera de préciser la hauteur de la contusion et la zone du bras. Joindre des photos des lésions est également essentiel mais, en réalité, cette pratique est très rare. Un autre exemple dans le cas de personnes en détention, la mention des jours d’arrêts de travail est quasi systématiquement absente alors qu’elle est indispensable pour qualifier la nature de l’infraction au pénal.

Rappelons que l’enjeu du certificat médical dépasse la décision ou non de porter plainte au pénal. Il s’agit d’une trace et reconnaissance formelle des violences subies, qu’elles soient physiques ou psychologiques, qui constitue une pièce importante dans le processus de guérison psychologique d’une personne atteinte dans sa dignité humaine. Il s’agit également d’un document officiel indispensable dans une série de situations administratives (justificatif d’absence professionnelle, etc.). Par ailleurs, le certificat peut aussi avoir une utilité dans un temps plus long, si jamais la victime décide de porter plainte plus tard ou dans l’hypothèse où elle subirait ultérieurement de nouvelles violences.

Un enjeu juridique : le Protocole d’Istanbul, une norme internationale absente du droit belge

En 1999, l’ONU a adopté la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants9, un instrument juridiquement contraignant visant à lutter contre les phénomènes de traitements inhumains et dégradants, notamment en promouvant les investigations et le traitement judiciaire de ces faits par les États adhérents. Outre ces obligations, signées et ratifiées par la Belgique, les instances internationales ont élaboré un « Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants », appelé aussi « Protocole d’Istanbul »10. Ce manuel s’adresse aux expert·e·s juridiques et aux professionnel·le·s de la santé. Il offre notamment un cadre de référence pour recevoir et examiner des victimes de violences et pour rédiger un certificat détaillé. Contrairement au droit international, aucune norme nationale n’y fait référence en Belgique. À l’exception de certaines associations humanitaires confrontées à la torture dans leur travail avec des migrant·e·s, l’existence même de ce Protocole est inconnue de la plupart des professionnel·le·s de la santé et de la justice. L’absence de norme nationale complique les efforts de lutte contre les violences policières d’autant plus que ce manquement de l’État belge n’est pas le seul dans ce domaine.

Outre les manquements déjà relevés supra, notons que l’État belge est en défaut de remplir plusieurs de ses obligations légales en la matière, que ce soit relativement à l’obligation de garantir l’identification des membres des forces de l’ordre, celle de tenir un registre des privations de liberté ou encore de garantir le droit à l’assistance médicale pour les personnes privées de liberté. Le Comité permanent de contrôle des services de police (Comité P) souligne en effet que ce droit n’est pas toujours respecté et est appliqué très différemment en fonction des commissariats et des policiers, l’arrêté royal nécessaire n’ayant toujours pas été adopté malgré les nombreux rappels nationaux et internationaux11. Le médecin ne dresse pas toujours un certificat ou rapport complet des éventuelles lésions subies et ne fait presque jamais un examen de la compatibilité avec les causes décrites par le patient, tel que le prévoit le Protocole d’Istanbul. Le CPT déplore par ailleurs l’absence d’enregistrement spécifique de constats de blessures pour les personnes entrant en détention dans les commissariats de police en Belgique12.

Un enjeu politique : définancement des services publics, accroissement des inégalités et répression des mouvements sociaux 

Au-delà de l’enjeu juridique, cette question s’inscrit dans un contexte de définancement des services publics, dont les soins de santé et le système judiciaire sont parmi les plus touchés13. La pandémie a révélé l’impact du définancement sur le secteur de la santé. Du côté de la justice, le manque criant de médecins légistes est également révélateur.

L’absence de moyens se répercute en premier lieu sur les personnes les plus fragilisées qui sont souvent aussi les premières victimes de violences policières14. Souvent, ces personnes ne disposent pas des ressources nécessaires pour porter plainte et sont aussi les plus susceptibles de subir des représailles. En temps de crise sanitaire, ces inégalités se trouvent exacerbées sans qu’aucune réponse politique adéquate n’y soit donnée.

Dans le même temps, alors que le corps médical se mobilise pour revendiquer un refinancement des soins de santé, il est désormais confronté à la répression des mouvements sociaux et est devenu lui-même la cible de violences policières15. Dès lors, il semblerait que naisse une prise de conscience au sein du corps médical de son rôle face aux violences policières, mais aussi du manque de directives aux niveaux juridique et déontologique.

Un enjeu déontologique : les relations d’interdépendance entre les corps médical et policier

« Le 15 avril 2012, les prévenus B. et E., fonctionnaires dc police de la zone M. ont été appelés en renfort pour un accident de la circulation à F. Sur place, vers 5 h 40, ils ont été confrontés à un problème d’ivresse publique qu’ils ont relaté comme suit dans le procès-verbal initial : la partie civile, M. L., « (…) sentait fortement la boisson alcoolisée, il titubait et a chuté à plusieurs reprises, se cognant la tête au sol (…) ll occasionnait en outre du désordre, du scandale et du danger pour lui-même et pour autrui. ll refuse de se calmer malgré la demande répétée des collègues intervenants, (…) au cours de son interpellation, l’homme a perdu son équilibre et est tombé à plusieurs reprises au sol ». La partie civile a été privée de liberté à 5 h45, Elle a été emmenée pour un « vu et soigné » à l’hôpital, puis transférée au commissariat par les inspecteurs S. et P., venus en remplacement des prévenus et placée en cellule au commissariat de S. A 11 h 56, I’inspecteur L. a appelé une ambulance ayant constaté que la partie civile ne parvenait pas à se lever et que le bas de sa jambe gauche était tuméfié et violacé. La partie civile a été emmenée à l’hôpital, où une fracture intra-articulaire du plateau tibial gauche a été mise en évidence par les examens radiologiques. La partie civile présentait également des contusions/dermabrasions multiples, un hématome orbitaire gauche (…). Des lésions au genou, au poignet, au bras, au visage et au crâne sont visibles sur les photographies prises à l’hôpital ».

Cet extrait est issu d’un arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles (C.A. Bruxelles, 12ème ch. corr., arrêt du 8 novembre 2019, n° 2019/3977, p. 7), qui condamnera deux policiers pour des faits de violences policières à 15 mois de prison avec sursis. Il met en évidence, outre les déclarations outrancièrement fallacieuses des intéressés, le fait que le médecin qui a examiné la victime a considéré qu’elle était en état de passer la nuit en cellule, sans jamais s’interroger ni sur la gravité des lésions de la victime, ni sur leur provenance. Elle a admis que la personne soit envoyée en cellule sans aucuns soins, ni certificat médical, ni assistance d’aucune sorte. Elle en ressortira avec une incapacité de travail de 4 mois, « une fracture complexe pluri-fragmentaire du plateau tibial interne, associée à une fracture du massif inter-épineux avec enfoncement de I’ensemble du massif épineux de la moitié médiale du plateau tibial externe ; (…) une petite fracture de la tête du péroné (…); le placement d’une ostéosynthèse chirurgicale par plaques vissées; (…) d’autres lésions, cutanées, au visage, à l’épaule, au coude, au poignet et à la main ».

Si la responsabilité des auteurs des coups peut et doit être engagée, qu’en est-il de la responsabilité du médecin qui a permis sans sourciller le placement en détention d’une personne gravement blessée ?

L’enjeu déontologique se pose à la fois pour le corps médical et pour le corps policier. Si l’Ordre des médecins a récemment publié un avis sur les relations entre le corps médical et les autorités étatiques, dont la police16, il ne mentionne pas le cas des violences policières et n’offre pas de directives dans ce sens. L’avis est davantage axé sur la sécurité du personnel médical que sur les droits du patient. L’absence à cet égard de la prise en compte de la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient17 est tout simplement étonnante, les personnes faisant l’objet d’une privation de liberté n’étant en rien exclue de l’application de cette loi.

Bien au contraire, au regard de leur situation vulnérable, ces personnes devraient faire l’objet d’une attention particulière de la part du corps médical, ce qu’omet d’indiquer l’avis précité18. Par exemple, citons le fait d’enlever les menottes lors de l’examen médical ou encore le fait d’examiner la personne sans la présence des policiers, n’y sont pas expressément recommandés, malgré le risque flagrant de contradiction avec le respect du secret médical, et malgré le fait que les témoignages recueillis concourent à établir qu’il s’agit là de pratiques courantes. Au contraire, les médecins sont encouragés à suivre les indications des agents de police19, ce qui, outre la position infantilisante dans laquelle elle place tant les médecins que leurs patient·e·s, pourrait les mettre en porte à faux non seulement avec leur déontologie médicale, mais également avec la loi pénale20.

Si la sécurité du personnel médical est primordiale, elle ne doit pas être assurée au détriment du droit des patients. Comme le précise l’art. 10 de la loi du 22 août 2020 relative aux droits du patient, « § 1er. Le patient a droit à la protection de sa vie privée lors de toute intervention du praticien professionnel, notamment en ce qui concerne les informations liées à sa santé. Le patient a droit au respect de son intimité. Sauf accord du patient, seules les personnes dont la présence est justifiée dans le cadre de services dispensés par un praticien professionnel peuvent assister aux soins, examens et traitements.  § 2. Aucune ingérence n’est autorisée dans l’exercice de ce droit sauf si cela est prévu par la loi et est nécessaire pour la protection de la santé publique ou pour la protection des droits et des libertés de tiers. » L’avis précité de l’Ordre des médecins eut mérité de prendre également en compte le cas des violences policières, afin que les victimes de ces infractions aient une chance d’être reçues et examinées dignement.

Ceci est particulièrement vrai pour les services d’urgence où les services de police amènent régulièrement des personnes arrêtées ou blessées, mais aussi dans les centres fermés et les prisons. Ce sont des services où l’interdépendance entre le corps médical et le corps policier est forte car la police est souvent sollicitée pour des incidents. Ces différents contextes appellent à définir clairement le cadre de travail, la nécessité d’arbitrer entre la sécurité du personnel et les droits du patient, et une séparation claire des fonctions. Si la sécurité du personnel est bien entendu cardinale et doit être en tout temps garantie, il s’agirait d’inverser la relation de soumission des professionnel·le·s de la santé à l’égard du corps policier : les membres du corps médical devraient être mis dans une position dans laquelle ils sont le cas échéant les demandeurs de la protection policière. A défaut de cette demande, ils devraient pouvoir déterminer les conditions dans lesquelles ils exercent leur métier, conformément à leur déontologie.

Du côté du corps policier, des obligations légales et déontologiques comme l’usage proportionné des menottes (LFP 37bis) et des autres mesures de contrainte, l’obligation de quitter la salle d’examen mais aussi de ne pas intercepter le certificat du/de la patient·e sont tout aussi essentielles. Pour rappel, l’art. 51 al. 2 et 3 du Code de déontologie des services de police du 10 mai 2006 stipule que les membres du corps policiers « respectent la dignité de toutes les personnes qui se trouvent ainsi sous leur surveillance et s’abstiennent de les soumettre à un traitement inhumain et dégradant ou à des représailles » et ils « viennent en aide aux personnes qui se trouvent sous leur surveillance et qui ont manifestement besoin d’assistance médicale » ; l’art. 52 du même Code établissant que « Les fonctionnaires de police chargés de l’accompagnement et/ou de la protection des détenus ou des personnes privées de leur liberté veillent, tout au long de leur mission, à ce que l’on ne porte pas atteinte à la sécurité ni à la dignité de ces personnes. »

De manière générale, que ce soit pour le corps médical ou policier, le fait de s’adresser aux patients de manière respectueuse, sans distinction de l’origine, de l’orientation sexuelle, de handicap ou de tout autre critère protégé, est aussi au cœur des enjeux.

Que faire en cas de violences policières ?

En cas de lésions physiques, prenez des photos de vos lésions. Que vous souhaitiez porter plainte ou non, rendez-vous chez votre médecin traitant, auprès d’une maison médicale ou d’un·e médecin généraliste pour faire constater vos lésions physiques et psychologiques de manière détaillée et dans les plus brefs délais. Demandez à ce que des photos soient jointes à votre dossier et prenez également des photos de l’évolution de vos lésions par la suite.

Rendez-vous sur le site Policewatch.be concernant les autres étapes à suivre et les autres preuves à réunir dans le cadre d’un dépôt de plainte.

La diversité des contextes : témoignages

La question du certificat médical se pose dans diverses situations : les services d’urgence, les maisons médicales, les cabinets généralistes, les prisons, les centres fermés, les associations d’aide humanitaire travaillant avec des personnes migrantes. Les questions se posent notamment en termes de cadre et de conditions de travail, de présence ou non d’agent·e·s de police lors de l’examen médical, de spécialité (urgentistes, généralistes, infirmier·e·s, psychologues, médecins légistes…), de formation initiale et continue et parfois de sensibilités individuelles. Ainsi, la perception des violences policières dans le grand public, la remise en question de la parole de la victime ou encore le racisme dans les services de santé et de police sont autant d’éléments qui peuvent influer sur la qualité de l’examen et du certificat médical.

Afin de se faire une idée plus précise et concrète des réalités de terrain observées par les experts juridiques et professionnel·le·s de la santé, Police Watch a mené une série d’entretiens avec des praticien·ne·s des secteurs concernés.

Services d’urgences

En vertu de l’art. 33quinquies de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police21 « toute personne qui fait l’objet d’une arrestation administrative a le droit à l’assistance médicale ». Au-delà du droit à l’assistance médicale, dans le cas d’une arrestation d’une personne blessée avant, pendant ou suivant l’arrestation, les policier·e·s devraient avoir l’obligation de s’assurer que l’état de santé de la personne permet son enfermement et/ou son audition, comme c’est le cas en France.

Lorsqu’ils s’adressent aux services d’urgences avant une garde à vue, ils sont reçus de manière prioritaire, pour un examen souvent expéditif, donnant lieu à une attestation sommaire dite « vu et soigné ». Selon les services, cet examen est parfois effectué par des infirmier·ère·s ou des internes, sans présence d’un·e médecin. En cas de constat de lésions, celui-ci est fait par un·e médecin traitant. Si le rôle du médecin traitant n’est pas d’interpréter mais seulement de constater et de soigner les lésions, l’octroi d’un certificat médical complet, dans les mains de la victime, fait partie des droits fondamentaux du·de la patient·e. Or, d’après les témoignages, encore trop souvent le certificat est remis aux agents de police sans que le·la patient·e n’y ait accès.

Les difficultés rencontrées par le corps urgentiste sont nombreuses. D’une part, le manque de temps du personnel d’urgence tout comme de la police est un frein. L’ordre donné aux urgences est de traiter ces cas en priorité, sans réelle possibilité de prendre le temps d’un véritable examen. D’autre part, l’absence d’un espace où effectuer l’examen est quasi systématique ; ce qui ne permet pas de réaliser l’examen dans de bonnes conditions. De plus, certains témoignages font état que la présence policière peut être anxiogène pour le personnel médical. Si la plupart des policiers refusent de retirer les menottes ou de quitter le lieu de l’examen, dans certains cas les agents de police vont jusqu’à faire preuve de violence envers le personnel médical.

Néanmoins, une relation d’interdépendance s’est installée entre ces deux services. En effet, certains services d’urgence font régulièrement appel à la police en cas de comportements menaçants voire violents de certain·e·s patient·e·s. Cette interdépendance est renforcée par le fait que la police se rend généralement toujours dans les mêmes services d’urgence qui sont déjà particulièrement engorgés.

Enfin, les victimes ont également la possibilité de se rendre aux urgences après avoir subi des violences policières et donc sans la présence des agents de police. Dans ce cas, les conditions d’examen restent difficiles pour des questions de temps et d’espace, mais aussi de formation, les médecins assurant les gardes aux urgences étant généralement peu formés et peu expérimentés dans la rédaction de certificats médicaux détaillés. Une réflexion sur la pertinence d’un service d’accueil dédié aux personnes arrêtées par la police, sur le modèle du projet pilote qu’est le Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles à l’Hôpital Saint-Pierre à Bruxelles22, pourrait permettre de penser l’accueil de manière spécifique pour répondre à la fois aux enjeux sécuritaires et aux droits des patients.

Maisons médicales et cabinets généralistes

Après avoir subi des violences policières, les victimes peuvent également se rendre dans une maison médicale ou un cabinet généraliste. L’absence d’agents de police permet alors un examen plus détaillé et dans de meilleures conditions. Mais le déficit de connaissances juridiques et déontologiques concernant les violences policières ainsi que le manque de formation concernant la rédaction d’un certificat médical ad hoc restent des obstacles importants. En revanche, la proximité entre maisons médicales et patients (contrairement aux urgences) en fait également un lieu propice d’information et de sensibilisation aux droits face à la police et à l’importance du certificat médical pour faire valoir ses droits.

Associations humanitaires

Pour les personnes migrantes, des organisations humanitaires comme Médecins sans frontières ou Médecins du monde ont des médecins et psychologues qui peuvent les recevoir dans un cadre spécialisé et de confiance avec notamment la présence de médiateurs culturels et/ou d’interprètes. Bien que le Protocole d’Istanbul y soit connu, il est davantage appliqué dans un contexte de tortures subies sur le parcours migratoire que dans un contexte de violences policières locales. Mais dans son rapport de 2018 sur les violences policières envers les migrants et les réfugiés en transit en Belgique, Médecins du monde s’en inspire directement pour étudier les violences, que ce soit sur le terrain et dans les commissariats, lors de prises d’empreintes digitales, les conditions d’incarcération ou les violences spécifiques sur mineurs23. Mais on constate une réticence souvent de la part des victimes à faire constater ces lésions, pour plusieurs raisons. Face aux tortures subies sur leur parcours migratoire, les personnes banalisent souvent les violences vécues de la part des forces de police belges. En cas de procédure de demande d’asile en cours, elles craignent les représailles. Lorsqu’elles ont le projet de se rendre dans un autre pays, elles ne souhaitent pas engager de procédure qui les exposerait aux autorités étatiques.

Du côté du personnel médical, des questions subsistent sur le temps à allouer aux examens médicaux et aux éléments à y inclure, à l’adéquation du Protocole d’Istanbul qui est un long document exhaustif qui mériterait d’être simplifié ou adapté à différentes circonstances, mais aussi aux faux espoirs qui pourraient être associés par les victimes au certificat médical en l’absence d’autres preuves. Une crainte de la part de certains membres du corps médical existe également d’être associés à des démarches politiques qui pourraient remettre en doute leur objectivité. Enfin, le manque de médecins formés à la rédaction de certificats médicaux en cas de violences policières et aux exigences de la justice contribue ici aussi à une réflexion sur le besoin de formations continues. En Belgique, l’asbl Constats24, qui coordonne des médecins de garde formés à rédiger des constats légaux en cas de torture, est débordée par les demandes. Des projets de formations sont en cours.

Médecins légistes

Pour rappel, le rôle du médecin légiste, contrairement au médecin généraliste, est non pas de soigner mais de constater les lésions dans un cadre légal. Il·elle intervient le plus souvent sur demande du Parquet. Le manque de médecins légistes est dû notamment à un sous-financement de la justice qui ne permet pas l’embauche de nouveaux assistant·e·s et donne souvent lieu à des impayés en fin d’année25. Cela s’ajoute à une sous-valorisation du métier et aux difficultés liées à des conditions de travail pénibles (de nombreuses gardes et formalités procédurales à respecter).

Si des cours de médecine légale sont dispensés dans le cadre des études de médecine, ils sont insuffisants pour ancrer les connaissances chez les jeunes médecins et devraient être accompagnés d’une formation continue tout au long de la carrière.

Conclusions & recommandations

Il s’ensuit de ces réflexions une série de recommandations, que ce soit au niveau de l’État fédéral, du Ministère de l’Intérieur ou des autorités médicales.

Pour l’État fédéral

  1. Intégration du Protocole d’Istanbul dans la législation belge pour offrir un cadre de référence aux corps médical, policier et judiciaire. La loi du 22 août 1992 sur la fonction de police devrait être modifiée à cette fin, tout comme la loi du 22 avril 2019 relative à la qualité de la pratique des soins de santé ou, à défaut, par la création d’une législation ad hoc;
  2. Refinancement des soins de santé afin de permettre au personnel médical et infirmier d’exercer son métier dans des conditions normales, d’une part, de lui permettre de prendre en charge les exigences du Protocole d’Istanbul sans mettre à mal ses autres tâches à destination du public, d’autre part;
  3. Développement et revalorisation de la fonction de médecin-légiste, de manière à permettre à ce corps médical d’occuper une place plus importante dans le processus judiciaire;
  4. Refinancement de la justice pour limiter les freins à l’accès à la justice pour les personnes les plus vulnérables;
  5. Intégrer dans la loi sur la fonction de police l’obligation de procéder à un examen médical sommaire avant toute mise en cellule ;
  6. Garantir que, chaque fois que sont consignées des lésions compatibles avec les allégations de mauvais traitements formulées par un patient (ou indicatives de mauvais traitements, même en l’absence d’allégations), le constat soit porté immédiatement et systématiquement à l’attention du procureur compétent. Les résultats de l’examen doivent aussi être mis à la disposition du patient concerné et, avec son accord, de son avocat ;
  7. Mise sur pied de services de prise en charge spécifiquement dédiés à l’examen des personnes privées de liberté, composés de médecins spécialisés, disposant de locaux adaptés et du temps nécessaire à la pose de constat conforme au Protocole d’Istanbul (ex. projet pilote du Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles de l’Hôpital Saint-Pierre) ;
  8. Adaptation de la formation initiale du corps médical, du corps policier et du corps judiciaire (avocat·e·s, magistrat·e·s, juges, personnel pénitentiaire), dont une initiation à l’emploi du Protocole d’Istanbul ;
  9. Adaptation de la formation continue du corps médical, du corps policier et du corps judiciaire (avocat·e·s, magistrat·e·s, juges, personnel pénitentiaire) et développement de mécanismes d’évaluation pour en déterminer l’efficacité et l’incidence ;

Pour la Ministre de l’Intérieur

  1. Adopter une circulaire rappelant les obligations des forces de police en matière d’assistance médicale, notamment le strict respect des règles déontologiques policières et médicales (pas d’examen en présence du patient si le médecin ne le requiert pas, pas de port de menottes pour l’examen médical si la situation ne le requiert pas, pas de réception des certificats médicaux de la personne privée de liberté, permettre aux praticiens d’exercer leur mission sans pression, etc.) ;
  2. Former des policiers de référence à la déontologie médicale et au respect du protocole d’Istanbul ;
  3. Adopter les arrêtés d’exécution qui permettent le respect de l’obligation légale de prévoir un registre de privations de liberté (comme requis par les instances internationales et le Comité P) ;
  4. Adopter les arrêtés d’exécution qui permettent le respect de l’obligation légale de garantir le droit à l’assistance médicale des personnes privées de liberté, comme requis par le Comité P.

Pour les autorités médicales

  1. Effectuer un rappel à toute la profession des obligations légales et déontologiques qui s’imposent aux praticiens dans le cadre de l’examen d’une personne privée de liberté ;
  2. Rappeler au corps médical que la loi sur les droits des patients s’applique également aux personnes privées de liberté ;
  3. Exiger de pouvoir effectuer des constats médicaux des personnes privées de liberté en toute confidentialité, sauf si la présence policière s’impose pour des raisons de sécurité ;
  4. Ne pas transmettre de documents médicaux à d’autres personnes que le patient. Comme le relève le CPT, les constatations du médecin, y compris les blessures, les affirmations de la personne concernée quant à l’origine de ces blessures et l’éventuelle compatibilité de ces blessures avec les affirmations de la personne concernée ne devraient être consignés dans un certificat médical mis à la disposition de la personne privée de liberté ayant fait l’objet de l’examen et/ou, à sa demande, à son avocat ;
  5. S’assurer que les informations consignées dans les dossiers médicaux, soient suffisamment précises et complètes ;
  6. Comme le rappelle le CPT26, le dossier médical établi à la suite de l’examen d’un patient présentant des signes de blessures, doit contenir :
    i) un compte-rendu complet des déclarations faites par l’intéressé qui sont pertinentes pour l’examen médical (y compris la description de son état de santé et de toute allégation de mauvais traitement) ;
    ii) un compte-rendu complet des constatations médicales objectives fondées sur un examen approfondi ;
    iii) les conclusions du médecin à la lumière des points i) et ii) indiquant si les déclarations faites quant à l’origine des lésions sont compatibles avec les constatations médicales objectives.
  7. Prêter attention aux personnes particulièrement vulnérables.
  8. Constitution d’une liste de médecins référents formés à l’accueil et l’examen de victimes de violences policières ;
  9. Sensibilisation du grand public via les cabinets généralistes et les maisons médicales aux droits face à la police et aux premiers réflexes à suivre en cas de violences policières.

CITATIONS CEDH

« Les personnes placées en garde à vue doivent être considérées comme « en situation de vulnérabilité » » Taïs c. France, n°39922/03, § 84, 1er juin 2006 ;

« Les autorités étatiques sont également tenues de fournir avec promptitude des soins médicaux appropriés lorsque l’état de santé de la personne privée de liberté l’exige » Tekın et Arslan c. Belgique, n°37795/13, § 85, 5 septembre 2017 ;

« La détention d’une personne souffrante dans des conditions inadéquates est également contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme » Rivière c. France, n°33834/03, § 74, 11 juillet 2006.

1 Comité P, Rapport annuel 2006, p. 20.
2 Rapport au Gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée en Belgique par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), 8 mars 2018, CPT/Inf (2018) 8, §§ 12 et suivants. Voir également Rapport au Gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée en Belgique par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), 20 avril 2006, CPT/Inf (2006) 15, §§ 11 et 12 ; Rapport au Gouvernement de la  Belgique relatif à la visite effectuée en Belgique par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), 23 juillet 2010, CPT/Inf (2010) 24, §§ 13 et suivants.
3 Comité contre la torture, Observations finales : Belgique, 19 janvier 2009, CAT/C/BEL/CO/2, § 13.
4 Human Rights Council, Draft report of the Working Group on the Universal Periodic Review – Belgium, Geneva, 11 April 2016 (A/HRC/32/8), pt. 139.8 – 139.10.
5 Voir entre autres CEDH (G.C.), Bouyid c. Belgique, 28 septembre 2015 ; CEDH, Turan Cakir c. Belgique, 10 mars 2009. Plus récemment, l’État belge a effectué des déclarations unilatérales reconnaissant la violation du volet procédural de l’art. 3 CEDH dans les affaires Boutaffala c. Belgique (requête n° 48302/15) et De Moffarts c. Belgique (requête n° 78398/13).
6 CEDH, Trevalec c. Belgique, 14 juin 2011.
7 Voir entre autres CJUE, 14 février 2019, C-345/17, Sergejs Buivids ; CEDH, Butkevich c. Russie, 13 février 2018 ; CEDH, Pentikäinen c. Finlande, 20 octobre 2015.
8 Voir Civ. Bruxelles, (4ème ch.), Jugement 2019/22791 du 24 octobre 2019, Trib. Pol. Brabant Wallon, Division Wavre, Jugement 2018/233 du 12 novembre 2018 ; D. Voorhoof, « Geen verbod op filmen van politieagenten »,   De Juristenkrant, n° 380, 19 décembre 2018.
9 Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 39/46 du 10 décembre 1984.
10 Protocole d’Istanbul, Manuel pour Enquêter Efficacement sur la Torture et autres Peines ou Traitements Cruels, Inhumains ou Dégradants, Comité des DH, NU, 1999 (https://www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain/opendocpdf.pdf?reldoc=y&docid=50c83f6d2).
11 Voir Comité permanent de contrôle des services de police, « La notification des droits dans le cadre des privations de liberté dans les lieux de détention de la police et l’application du droit à l’assistance médicale et du droit à un repas dans ce contexte », Enquête de contrôle, 9 décembre 2019.
12 CPT, Report to the Belgian Government concerning the visit to Belgium from 24 September to 4 October 2013 carried out by the CPT, CPT/Inf (2016) 13, Strasbourg, 31 March 2016, para. 27.
13 À cet égard, voir les appels répétés des acteurs et actrices de la justice (https://www.liguedh.be/66-jours-pour-sauver-la-justice/), ainsi que les problématiques liées aux freins dans l’accès à la justice des individus (https://pjpt-prvi.be/fr).
14 Abus policiers et confinement, Rapport Police Watch, Juin 2020.
15 Les responsables politiques ne peuvent continuer à cautionner les violences policières ! Lettre ouverte des organisations aux élu·e·s de Bruxelles, La Santé en Lutte, 5 Novembre 2020, https://www.liguedh.be/les-responsables-politiques-ne-peuvent-continuer-a-cautionner-les-violences-policieres.
16 Avis du 30 avril 2020, Collaboration entre la police, le ministère public et les hôpitaux – Principes généraux.
17 M.B. 26-09-2002.
18 Il eut pu être utile de rappeler l’art. 5 de cette loi, qui prévoit que « Le patient a droit, de la part du praticien professionnel, à des prestations de qualité répondant à ses besoins et ce, dans le respect de sa dignité humaine et de son autonomie et sans qu’une distinction d’aucune sorte ne soit faite. »
19 « Le médecin respecte la décision de la police de laisser le patient menotté et peut uniquement s’opposer à cette décision pour des raisons médicales, par exemple lorsque les menottes du patient empêchent fortement la dispense de soins. Dans ce cas, le médecin et les services de police se concertent sur la façon dont ils peuvent, chacun, remplir leurs tâches de façon sécurisée et qualitative. », Avis du 30 avril 2020.
20 Art. 458 du Code pénal.
21 M.B. 22-12-1992.
22 Voir https://www.stpierre-bru.be/fr/services-medicaux/gynecologie-obstetrique/320-rue-haute-1/centre-de-prise-en-charge-des-violences-sexuelles-1.
23 Violences policières envers les migrants et les réfugiés en transit en Belgique : notre rapport, Médecins du Monde, Octobre 2018, https://medecinsdumonde.be/actualites-publications/actualites/violences-policieres-envers-les-migrants-et-les-refugies-en#undefined.
24 Voir https://constats.be.
25 Marianne Klarich, Médecine légale: l’ULiège va attaquer l’État belge, 1 million d’euros toujours impayés, RTBF, 15 février 2019, https://www.rtbf.be/info/societe/detail_medecine-legale-l-etat-doit-1-million-d-euros-a-l-uliege?id=10145383.
26 Rapport au Gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée en Belgique par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du 27 mars au 6 avril 2017, https://rm.coe.int/16807913b1

22 décembre 2020