La sociale

Il y a 70 ans, les ordonnances promulguant les champs d’application de la Sécurité sociale étaient votées par le Gouvernement provisoire de la République. Un vieux rêve séculaire émanant des peuples – vouloir vivre sans l’angoisse du lendemain – voyait enfin le jour.

Le principal bâtisseur de cet édifice des plus humanistes qui soit se nommait Ambroise Croizat. Qui le connaît aujourd’hui ?

Il est temps de raconter cette belle histoire de « la Sécu » : d’où elle vient, comment elle a pu devenir possible, quels sont ses principes de base, quels en furent les bâtisseurs et ce qu’elle est devenue au fil des décennies. « La Sociale » retrace l’histoire d’une longue lutte vers la dignité tout en dressant, en parallèle, le portrait d’un homme et celui d’une institution incarnée par ses acteurs du quotidien.

Sécurité sociale. Voilà un terme qui ne fait pas/plus rêver. Les avantages de la sécu en matière de santé, de chômage ou de pension font tellement partie de notre quotidien qu’ils nous semblent naturels, comme inscrits dans l’ADN de notre démocratie. Chacun profite de son principe de solidarité sans trop se poser de questions sur l’essence de ce système. La sécu, elle est tellement là qu’on l’oublie. La sécu, elle n’est pas sexy. Pire, elle est presque un sujet repoussoir : lorsque le terme est prononcé, il est le prémisse de discussions gestionnaires et anxiogènes mêlant réflexions sur le déficit, la fraude sociale, l’assistanat et le coût de son maintien à flot. En ramenant ce vieux rêve séculaire de la population – ne plus devoir vivre de la charité et dans l’angoisse du lendemain grâce un instrument de solidarité complexe – à une réalité strictement technique et comptable, le politique a réussi un double tour de passe idéologique. Tout d’abord, à l’heure de l’austérité, il a réussi à transformer l’image d’une extraordinaire construction sociale humaniste et progressiste en un archaïsme qu’il s’agit, pour être progressiste, de rationnaliser, de privatiser, de rentabiliser. Il a ensuite réussi à faire oublier le caractère hautement politique – et osons le terme, révolutionnaire – de la sécurité sociale. Derrière le paravent opaque des chiffres, circulez, il n’y a plus rien à voir. On ne débat plus de la place de la sécurité sociale dans la société. L’économique, le budgétaire ont pris le dessus sur la dimension humaniste qui a fondé la création de la Sécu : libérer les plus précaires de l’insécurité et leur permettre de retrouver la dignité. La justice sociale doit-elle se soucier d’être rentable ?

Le formidable documentaire de Gilles Perret remet en lumière les origines de la sécurité sociale et de son architecte, complètement oublié par l’histoire malgré son travail colossal pour bâtir cet impressionnant édifice : Ambroise Croizat. En réhabilitant la mémoire de ce ministre du travail communiste (ceci expliquant sans doute en partie l’amnésie historique), il réhabilite également le mouvement social qui a porté et imposé, à travers sa personne, ce projet. Si plus personne ne le connait aujourd’hui – un certain révisionnisme politique et une réappropriation de l’outil par la classe dirigeante sont passés par là, ils étaient pourtant près d’un million (!) de personnes à lui rendre un dernier hommage dans les rues de Paris lors de ses funérailles en 1951.

A travers de nombreux témoignages d’historiens, de militants, de syndicalistes remontant aux origines socio-économiques et politiques de la sécurité sociale, « La Sociale » nous rappelle qu’il y avait un monde avant la création de la sécurité sociale et que, si les citoyens n’y prennent pas garde et laissent s’opérer ce mouvement de privatisation plus que jamais en marche, il y aura également une monde d’après la sécurité sociale.

Voulons-nous vraiment de cette société-là ?