La criminalisation de la solidarité : du délit au devoir

La criminalisation de la solidarité n’est pas un phénomène nouveau, elle est intimement liée à l’histoire des mouvements sociaux. Partout et à toutes les époques, les régimes au pouvoir ont fait usage du cadre légal et de la force publique pour tenter de contenir les formes de contestation susceptibles de contredire le récit officiel ou de mettre en péril l’ordre établi. Pour s’en tenir à l’histoire récente, de nombreuses catégories sociales en ont fait les frais : ouvriers, migrants et sans-abri notamment. Et cette tentative de contrôle s’étend aux organisations sociales et aux mouvements sociaux plus ou moins organisés : syndicats, mouvements anticapitalistes, collectifs de soutien aux migrants, mouvements des gilets jaunes et autres défenseurs climatiques.

Ce fait historique nous rappelle que le droit ne peut pas être détaché d’une époque, d’un contexte. Loin d’être un système neutre produit en vase clos, il est le produit d’un rapport de forces politiques à un moment donné. Mais pour comprendre le phénomène de criminalisation, il ne faut pas s’arrêter au cadre normatif. Il faut également prendre en compte les acteurs et les pratiques : les autorités administratives, les différents acteurs de la chaîne judiciaire et les forces de l’ordre notamment. Car la criminalisation passe aussi par des pratiques moins visibles qu’un texte de loi. La politique criminelle menée par les parquets par exemple : ils disposent d’une certaine marge de manœuvre pour décider de poursuivre plus spécifiquement telle ou telle infraction et en délaisser d’autres étant donné le peu de moyens humains et financiers disponibles. Ou des pratiques de blocage de certains fonctionnaires chargés de recevoir ou de traiter des demandes de statut de séjour. Ou encore, l’attitude de certains policiers sur le terrain : des pratiques d’intimidation, d’injonctions abusives ou injurieuses qui participent du même phénomène.

Par un effet de cercles concentriques, la volonté d’invisibiliser une série de personnes, migrantes ou sans-abri notamment, conduit à réprimer les personnes qui leur portent assistance, ce qui a donné naissance à l’expression « délit de solidarité ». La raison est très simple : cette assistance produit l’effet inverse de ce qui est recherché, elle fixe ces personnes dans l’espace public et plus généralement sur le territoire. Il n’est donc pas surprenant de voir apparaître des règlements qui interdisent la solidarité ou des appels publics pour la décourager. La répression de la mendicité en est un bon exemple. Bien que dépénalisée depuis 1993, de nombreuses villes en Belgique ont adopté des arrêtés anti-mendicité. À Bruxelles, Liège, Namur ou Charleroi, les communes tentent de déplacer les pauvres en invoquant la sécurité, la salubrité et la tranquillité publiques[1]. Quant aux migrants, le discours s’est durci depuis longtemps, empruntant largement à la rhétorique d’extrême droite (illégaux, parasites, profiteurs). Carl Decaluwé, gouverneur de Flandre-Occidentale, avait par exemple lancé en 2016 un appel à la radio aux habitants de Zeebruges qui seraient tentés de leur venir en aide : « Ne nourrissez pas les réfugiés, sinon d’autres viendront ». Plus récemment, en septembre 2020 à Calais, la préfecture a publié un arrêté interdisant « toute distribution gratuite de boissons et denrées alimentaires » dans le centre-ville. La raison invoquée était les « nuisances » causées par les distributions et le non-respect des gestes barrières. Saisis par quelques associations, ni le tribunal administratif de Lille ni le Conseil d’Etat n’ont jugé bon de suspendre cette interdiction.

Le cas de l’aide aux migrants

Si la criminalisation de la solidarité ne se résume pas aux mouvements migratoires, la solidarité envers les migrants concentre un grand nombre de cas ces dernières années. Et pour cause : la politique migratoire belge et européenne souffre d’un décalage abyssal entre les intentions proclamées d’une part, à savoir sauver des vies en mer, lutter contre les passeurs et les migrations clandestines dans le respect des droits humains et la réalité sur le terrain d’autre part : le commerce des passeurs se porte à merveille, des milliers de personnes meurent chaque année dans la Méditerranée et les personnes qui arrivent jusqu’au territoire européen sont poursuivies assidûment, enfermées et expulsées.

Or sans même entrer dans la critique de ces politiques, il est un fait indéniable : de nombreuses personnes arrivent en Belgique au cours d’un trajet migratoire qui les a laissées dans un état de grandes détresse et fragilité. Et ces personnes sont visibles dans l’espace public. Cette situation a suscité de nombreux actes de solidarité, parfois isolés et spontanés, parfois plus organisés au sein de collectifs divers. Il est frappant de voir que cette solidarité a depuis plusieurs années largement débordé le cadre des associations historiques : des milliers de personnes sans engagement militant particulier se sont organisées pour venir en aide à des personnes qui se trouvaient près d’elles. C’est le cas par exemple du Réseau éducation sans frontières (RESF) en France et de la Plateforme citoyenne en Belgique. Or ces actions de solidarité admirables se heurtent régulièrement à un cadre légal flou et à des pratiques condamnables.

Un cadre légal mouvant et problématique

On relèvera tout d’abord que la décision de fermeture des frontières est une posture politique qui ne correspond pas à la réalité des mouvements migratoires : la migration a toujours existé, elle constitue ce que les sociologues appellent un fait social continu. Aussi loin que remonte l’humanité, les femmes et les hommes se sont déplacés pour un mélange de raisons pratiques, politiques, sécuritaires, économiques et climatiques. Or cette décision de fermeture des frontières emporte toute une série de mesures légales et de pratiques pour tenir les migrants à l’écart et les criminaliser, la plus symbolique étant bien sûr la pénalisation du séjour irrégulier. Car selon la loi belge, le simple fait de se trouver sur le territoire sans titre de séjour est un délit pénal.

Bien que personne ne soit jamais poursuivi sur cette seule base, le ton est donné. Les migrants sont des délinquants, qui doivent être traités comme tels, et toute personne qui leur vient en aide se rend donc complice d’un délit. L’histoire de la pénalisation du délit de solidarité en Belgique envers les migrants est assez significative. Lorsque la loi sur le statut des étrangers est adoptée en 1980, elle pénalise le séjour illégal et prévoit en son article 77 une peine d’amende pour « toute personne qui, sciemment, aide ou assiste un étranger en vue de son entrée illégale ou de son séjour illégal en Belgique.[2] » En réalité, la loi visait la traite des êtres humains, l’exploitation de la misère humaine et pas les actes de solidarité. Mais la formulation de l’article laissait planer des zones d’ombre. En réaction aux craintes exprimées lors des discussions précédant l’adoption de la loi, le ministre de l’époque avait déclaré devant le parlement que la loi ne visait pas les services sociaux et ni les travailleurs sociaux qui souhaitent fournir une aide quelconque à l’étranger[3]. Sans cependant dissiper tous les doutes, comme l’illustre une affaire qui survient quelques années après l’adoption de la loi. Une personne était poursuivie pour avoir hébergé un migrant en situation de séjour illégal en province de Liège. Le tribunal correctionnel de Huy a heureusement estimé que le simple fait de la cohabitation n’était pas suffisant pour établir la prévention. Dès lors que l’assistance comportait un caractère caritatif et affectif, le tribunal a conclu que l’article 77 ne s’appliquait pas et précise que le terme  « sciemment » doit être entendu dans le sens « d’une intention méchante »[4]. L’affaire se terminait donc bien mais le flou demeurait. Il ne sera d’ailleurs pas réellement levé malgré une modification de la loi en 1996 qui ajoute un alinéa à l’article 77 : désormais l’interdiction ne s’applique pas si l’aide ou l’assistance est offerte à un étranger pour des raisons « purement humanitaires ».

Or ce terme « purement » n’était pas défini dans la loi et restait une source de confusion, ce qui a été confirmé par une nouvelle affaire. Une femme était poursuivie dans la région de Bruges pour avoir aidé et hébergé son compagnon en séjour illégal. Pour le parquet, il ne s’agissait pas d’un motif purement humanitaire puisqu’elle en retirait un « avantage » du fait de sa relation avec lui. La condamnation de cette femme a choqué beaucoup de monde, à juste titre. Suite aux remous provoqués par cette affaire, l’article 77 sera à nouveau modifié en 1999 dans les termes suivants : le principe de l’interdiction est maintenu mais ne s’applique pas « si l’aide ou l’assistance est offerte à l’étranger pour des raisons principalement humanitaires. » Ce glissement de purement à principalement est certes une avancée mais conserve encore des zones de flou. Ces difficultés à répétition conduiront à l’adoption en 2010 d’une circulaire du collège des procureurs généraux à destination des parquets[5]. On peut y lire une invitation à interpréter l’exception de la manière la plus large possible et à éviter des poursuites « lorsque des organisations, des travailleurs sociaux ou des individus apportent l’aide [aux migrants] en dehors de tout objectif économique ou criminel ».

Fin de la saga ? Pas vraiment. L’effort de clarification est une fois de plus incomplet et laisse encore quelques questions sans réponse. Si tout objectif économique est interdit, est-il possible de louer une chambre à un tarif normal à une personne sans-papier ? De transporter une personne contre défraiement ? Comment déterminer précisément ce qui est permis et ce qui est interdit ? Le procès dit « des hébergeurs » en est une bonne illustration. L’affaire a elle aussi ému l’opinion publique :  huit migrants et quatre personnes qui avaient aidé et hébergé des migrants étaient poursuivis devant le tribunal correctionnel de Bruxelles pour trafic d’êtres humains et participation à une organisation criminelle. On notera qu’il s’agissait ici de trafic d’être humains et non de traite d’êtres humains et qu’il s’agissait donc d’un autre article de la loi, en l’occurrence l’article 77bis qui ne comporte pas de clause humanitaire. Dans ce cas, l’infraction consiste à faire entrer des migrants sur le territoire « en vue d’obtenir, directement ou indirectement, un avantage patrimonial », donc dans un but de lucre, ce qui nous ramène à des questions très proches de celles évoquées plus haut. Par jugement du 12 décembre 2018, le tribunal a acquitté les hébergeurs en soulignant leur « engagement social fort », leur « générosité extrême » et l’absence de volonté de s’enrichir. Ils avaient offert un logement, de la nourriture, des transports et des soins. Les huit migrants ont par contre été condamnés à des peines allant de 12 à 40 mois de prison. Bien qu’il n‘avait pas pu être prouvé que certains avaient touché de l’argent, le tribunal a estimé que la promesse de bénéficier d’un voyage gratuit vers l’Angleterre constituait un avantage patrimonial. Le parquet général a fait appel contre les acquittements et l’affaire est actuellement renvoyée devant la cour d’appel.

En France, où le délit de solidarité pose des questions analogues, une affaire très médiatisée a donné lieu à des développements intéressants. Cédric Herrou, un agriculteur des Alpes maritimes, près de la frontière italienne, croisait régulièrement près de chez lui des personnes arrivées en France en passant par l’Italie. A force, il avait pris la décision d’en héberger et sera poursuivi pour « aide à l’entrée et à la circulation d’étrangers en situation irrégulière ». En février 2017, le tribunal correctionnel de Nice l’acquitte en partie pour l’aide à des personnes en détresse mais le condamne pour les personnes prises en charge en Italie. En appel, il est à nouveau condamné à 4 mois de prison avec sursis. Dans le cadre de son pourvoi en cassation, il pose une question au Conseil constitutionnel sur le principe de fraternité. Dans une décision de juillet 2018 qui fera date, le Conseil lui donner raison et décide d’ériger la fraternité en principe constitutionnel : ce qui n’était jusque-là qu’une devise républicaine, « Liberté, égalité, fraternité », devient un principe de droit positif dont découle « la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». Dans une formulation qui rappelle les discussions belges, la loi française sera modifiée par la suite pour exonérer l’aide apportée « dans un but exclusivement humanitaire ».

Des pratiques condamnables

À côté du cadre légal mouvant et source d’incertitudes, il faut également prendre en compte de nombreuses pratiques qui aboutissent, directement ou non, à décourager la solidarité. On pense par exemple aux opérations policières lors de distributions de nourriture, qui s’apparentent à de véritables rafles. Ou aux injonctions de certains policiers ordonnant à des personnes d’arrêter de filmer une opération en cours alors que c’est parfaitement légal. Filmer des policiers dans l’exercice de leurs fonctions dans l’espace public est en effet une manière de se montrer solidaire en gardant des traces d’une intervention pour le cas où elle se passerait mal. On pense encore à l’attitude de certains passagers qui refusent de s’asseoir dans un avion pour protester pacifiquement contre une expulsion. Dans plusieurs cas, ces personnes ont été débarquées de manière violente, parfois poursuivies pour rébellion et « entrave à la circulation aérienne », voire même interdites de vol sur la compagnie. En 2016 encore, dans un avion qui partait de Bruxelles pour le Cameroun, une quarantaine de passagers ont protesté de manière similaire[6]. Devant la réaction des passagers, le commandant de bord avait ordonné aux policiers d’abandonner l’expulsion. Plusieurs policiers étaient ensuite remontés à bord pour arrêter six personnes. Poursuivies devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, elles seront finalement toutes acquittées en décembre 2017.

Ces pratiques de dissuasion prennent un tour dramatique en Méditerranée où, années après années, des milliers de migrants meurent en tentant d’accéder aux côtes européennes. Les noms des bateaux Cap Anamur (en 2004) ou Aquarius (en 2018) résonneront encore longtemps pour avoir connu des destins tragiquement similaires : des équipages qui portent secours à des migrants en perdition sont contraints d’errer de longs jours en mer faute de trouver un port qui accepte de les accueillir. Ils sont par la suite poursuivis devant les tribunaux pour tenter de dissuader ce type de solidarité. En 2019, c’est le Sea-Watch 3 qui a fait l’objet d’une grande couverture médiatique, en partie due au charisme de sa capitaine, Carola Rackete. Après avoir elle aussi erré en mer avec une cinquantaine de migrants à bord, elle revendique la désobéissance civile comme mode d’action contre la politique européenne de fermeture des frontières et décide d’accoster de force sur l’île de Lampedusa. Arrêtée puis libérée, elle est toujours sous le coup d’une procédure en Italie pour incitation à l’immigration clandestine. Toutes ces procédures n’ont qu’un seul but : dissuader les bateaux de porter assistance aux migrants qu’ils croisent sur leur route et décourager les ONG de poursuivre leurs opérations de sauvetage en mer. Comme l’écrivait le réseau Migreurop dans un communiqué, si la solidarité est violemment attaquée, « c’est parce qu’elle s’érige en dernier rempart face à la guerre aux migrant·es que mènent les États » en Méditerranée[7].

Du délit au devoir de solidarité

L’assistance à des personnes qui en ont besoin est une valeur largement partagée dans les sociétés humaines. Dans certaines circonstances, le refus de porter assistance peut même être sanctionné au titre de non-assistance à personne en danger. Tout le monde n’est pas sensible à l’impératif moral d’aider autrui mais celles et ceux qui le sont ne doivent pas être placés dans une situation de s’interroger sur ce qui est permis ou non, ni être exposés à des intimidations, des poursuites ou une condamnation.

Il faut donc modifier la loi belge pour inverser le principe et l’exception. Il faut affirmer le principe selon lequel l’aide désintéressée aux migrants est légale. Et poser l’exception que, dans certaines circonstances, l’exploitation de la détresse humaine et la volonté de s’enrichir au détriment des migrants sont punissables. Concrètement, il s’agit donc de modifier la loi du 15 décembre 1980 pour clarifier ces points. Comme le suggèrent Christelle Macq et Jacques Fierens, il pourrait être fait appel à l’article 23 de la Constitution qui garantit à toute personne le droit à la dignité humaine pour fonder un droit d’aider toute personne dans le besoin[8].

Mais modifier de la loi ne suffit pas, il faut aussi que les pratiques changent. Il faut exiger l’arrêt des intimidations, des blocages vexatoires et des poursuites inutiles, qui distraient les agents de l’Etat, les forces de l’ordre et les magistrats d’autres tâches autrement plus urgentes. Plus généralement, c’est une bataille culturelle qu’il nous faut mener : garantir le droit pour toute personne de chercher un avenir meilleur et accepter que ces personnes n’ont parfois pas d’autre choix que de migrer. Et réaffirmer le droit de toutes et tous de porter assistance aux personnes qui font ce choix, sans avoir à se demander si cette aide est autorisée et sans craindre des poursuites[9]. En d’autres termes, affirmer et défendre le droit à la solidarité.

Pierre-Arnaud Perrouty, Directeur de la Ligue des droits humains

 

[1] Sur ce sujet, voyez notamment J. Fierens et M. Lambert, « De l’inutilité de la répression de la mendicité : aspects historiques et juridiques », Pauvérité, 2014, consultable sur https://www.liguedh.be/wp-content/uploads/2017/01/pauve_rite_05-web.pdf
[2] Article 77 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers.
[3] Doc. Parl., Ch., sess. 1977-1978, 144/7, p. 63.
[4] Trib. 1ère instance Huy, 12-12-1990, JT, 1991, p. 215.
[5] Circulaire n° COL 10/2010 du Collège des Procureurs généraux près les Cours d’Appel du 18 mai 2010, consultable sur https://www.om-mp.be/sites/default/files/u1/col_10_2010_-_article_77_loi_du_15.12.1980.pdf
[6] Voyez à ce sujet https://solidarityisnotacrime.org/2018/08/29/2017-appel-a-soutien-aux-six-heros/
[7] Consultable sur http://www.migreurop.org/article2929.html
[8] Christelle Macq, « Le délit de solidarité contraire au principe de fraternité », CeDIE, 2018, consultable sur https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/juri/cedie/actualites/cons-const-france-decision-n-2018-717-718-q-p-c-du-6-juillet-2018.html; Jacques Fierens, « Existe-t-il un principe général du droit du respect de la dignité humaine », RJCB, 2015, p. 372.
[9] Voyez à ce sujet le « passeport citoyen » publié par la Ligue des droits humains, intitulé Destination : solidarité, qui fait le point sur ce qui est permis ou pas, consultable sur https://www.liguedh.be/destination-solidarite/

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1er novembre 2020