Interview – Olivia Venet, présidente de la Ligue des droits humains

Madame la Présidente de la Ligue des droits humains, la période de coronavirus soulève certaines interrogations quant au respect des droits fondamentaux des citoyens. Pensez-vous que, dans notre pays, des mesures excessives ont été adoptées et si oui, lesquelles souhaitez-vous souligner ?

Les droits et libertés fondamentaux sont indivisibles, interdépendants et ne peuvent être réduits à un mécanisme de défense individuel des droits : ils comportent une dimension collective. C’est dans ce cadre que les mesures prises par les autorités publiques doivent se comprendre, car elles constituent une défense collective des droits à la vie et à la protection de la santé des citoyen·ne·s les plus faibles. Toutefois, dans un État de droit, les restrictions aux droits et libertés doivent être légales, légitimes et proportionnées. Il convient ainsi de s’assurer pour chaque mesure de son caractère proportionnel et adapté – le port du masque généralisé et le couvre-feu peuvent questionner à ce propos.

De surcroit, encore aujourd’hui, les mesures de confinement qui impactent lourdement nos droits et libertés sont prises par simple arrêté ministériel. Il paraît essentiel que le Parlement reprenne la main et qu’une loi, adoptée au terme d’un large débat démocratique, balise les limites de ces restrictions. Au travers et au-delà de ce débat démocratique, c’est l’information complète et transparente des citoyens et des citoyennes qui permettra une adhésion aux mesures. Sur le contenu de ces mesures et leur caractère excessif, il y a beaucoup d’inconnues et il n’est pas simple pour les pouvoirs publics de calibrer ces mesures pour qu’elles soient à la fois efficaces, justes et équilibrées. Ce qui est certain, c’est qu’elles doivent être temporaires, prononcées pour de brefs délais, et ne doivent jamais cesser d’être considérées comme des mesures exceptionnelles, au risque de les voir s’inscrire dans le droit commun des droits et libertés.

Sur le plan international, quels sont les constats à faire de cette crise et de la manière dont elle a été traitée par divers Etats ? Quelles situations auriez-vous envie de relever ?

Cette crise sanitaire est mondiale mais la gestion est très différente d’un pays à l’autre, en fonction des spécificités culturelles ou géographiques propres. Je regrette, partout où il a eu lieu, le recours trop fréquent à la sanction pénale pour garantir l’effectivité des mesures : les citoyen·ne·s sont responsables et doivent être traité·e·s et considéré·e·s comme tel·le·s.

Par ailleurs, une crise présente nécessairement un risque d’atteinte pérenne aux droits et les libertés : je pense au projet de loi de « sécurité globale » en France[1] ou encore à la récente décision de la Cour constitutionnelle polonaise sur l’avortement. Une crise sanitaire présente des entraves à la mobilisation citoyenne et au débat démocratique, elle ne peut dès lors raisonnablement être le moment où des restrictions aux droits et libertés s’inscrivent durablement.

Cette crise pourrait aussi être le révélateur de l’importance d’une solidarité internationale, humaine et universelle, face aux enjeux mondiaux : la vie, la santé, l’environnement, les migrations et les libertés de manière générale. Mon espoir est qu’au moment de tirer les leçons et de préparer le futur, on retienne la fragilité humaine, la nécessité d’une sécurité d’existence et les solidarités.

Vous avez pris connaissance de la note de politique générale du nouveau ministre de la Justice. En quelques mots, qu’en pensez-vous ?

Sur le principe, cette note de politique générale s’inscrit dans une tendance lourde du pouvoir exécutif à s’immiscer de plus en plus dans l’organisation du pouvoir judiciaire, en contradiction avec le principe de séparation des pouvoirs. Sur le fond, il faudra juger sur pièces, au moment de l’adoption effective de lois. En ce sens, la Ligue a déjà adressé une large série de critiques au projet de loi Covid actuellement préparé par le Ministre de la Justice, en rappelant notamment que la comparution personnelle constitue un droit fondamental[2]. Dans cette note, et sans prétendre à une analyse exhaustive, des points positifs peuvent être soulignés : priorité au règlement alternatif des conflits, préparation de la réinsertion dès le début de la détention, numérisation des dossiers judiciaires et enfin, reprise tant attendue des travaux sur le projet de Code pénal en concertation avec les expert.

Toutefois, sur d’autres sujets, la direction annoncée est très critiquable, voire contradictoire. En ce sens, l’annonce d’une répression accrue des récidivistes à l’opposé des recommandations des experts[3] laisse songeuse. Dans le même sens, le retour à l’exécution des petites peines, l’extension générale du filet pénal et l’annonce très claire d’un positionnement sécuritaire, avec un recours accru à la privation de liberté, nous inquiète. Nous savons pourtant que la prison est le terreau fertile de la récidive : il est (grand) temps de sortir de cette logique contreproductive, pour plus de sécurité pour toutes et tous.

Pensez-vous que cette crise, qui a touché tout le monde, a impacté certaines catégories de personnes plus que d’autres ?

La Ligue de droits humains s’inquiète, comme d’autres associations et institutions, de la gravité de l’impact des mesures Covid sur les plus vulnérables. En effet, certaines mesures sont imposées de manière indistincte à toute la population, sans avoir égard aux vulnérabilités particulières dont souffre une partie de la population. L’imposition de mesures générales sans avoir égard aux difficultés particulières dont souffrent certaines catégories de la population peut constituer une discrimination passive. Par exemple, sans pouvoir encore en mesurer exactement l’ampleur, il est de plus en plus certain que le confinement généralisé a engendré des discriminations, notamment dans les droits à l’éducation et à la santé des membres des familles les plus pauvres. Il ne faut pas non plus oublier toutes les catégories de personnes qui sont enfermées (prisons ou centres fermés) ou confinées dans des endroits totalement clos (personnes âgées dans des institutions ou à domicile, personnes handicapées, etc.), qui voient leurs droits fondamentaux encore plus réduits qu’en temps normal.

Quel message souhaitez-vous adresser aux 8.000 avocats francophones et germanophones de notre pays en lien avec les droits humains ?

En tant qu’avocat·e·s, nous sommes en première ligne pour la défense des droits et de libertés de nos client·e·s mais plus largement de tous les justiciables. Nous sommes aussi des acteur·rice·s de justice et à ce titre, nous devons continuer à défendre l’institution judiciaire, afin de garantir outre l’accès à la justice pour tous et toutes, le respect de la Justice en tant que pouvoir constitué. De ce fait, nous devrons être mobilisés contre les projets managériaux du ministre de la justice, ainsi que contre sa volonté de suspension généralisée des audiences publiques. Le recours généralisé, et probablement pérenne dans un certain nombre de cas, à la visioconférence est extrêmement problématique pour les droits de la défense et le droit au procès équitable. L’avocat·e doit être seul·e juge de la pertinence du recours à la visioconférence et ne peut jamais se la voir imposée contre son gré : la représentation et la plaidoirie sont au cœur de notre action et de notre raison d’être.

[1] Qui prévoit bien plus que l’interdiction de diffusion des images des forces de police, comme par exemple l’utilisation de drones lors de manifestation
[2] Cour const., arrêt n° 76/2018, 21 juin 2018.
[3] Recommandations sur la base, rappelons-le, d’une absence totale d’efficacité d’une telle mesure, soulignée et démontrée abondamment par la littérature scientifique.

Version originale (AVOCATS.BE – La Tribune)

5 décembre 2020