5 juillet 2013 – LIBERTE D’EXPRESSION : L’affaire Snowden est le révélateur d’une société qui, finalement fait très peu pour protéger des droits fondamentaux considérés souvent comme obsolètes. Comment lutter contre cette dérive ? Un article publié dans les pages « Opinions » du site de la RTBF
Juin 1963, dans un temps uchronique. Alors que John Profumo, ministre de la guerre de Grande Bretagne, démissionne pour avoir livré des secrets d’Etats à une call girl qui partageait également ses faveurs avec un officier des renseignements militaires soviétiques, un agent de la National Security Agency (NSA) découvre que l’Europe a été mise sur écoute par les soviétiques grâce au Sputnik. Scandale international. Incident diplomatique. Renvoi d’ambassadeurs. Regain de tension entre les blocs. Discours outragé de Kennedy à Berlin face à cette attaque intolérable des droits et libertés des pays libres, dans la droite ligne des méthodes de la Stasi et du KGB.
Juin 2013, retour à la réalité. C’est dans ce contexte de concurrence économique acharnée et de paranoïa post 11 septembre mondialisée qu’Edward Snowden révèle que la NSA, pour qui il travaillait, espionne ses partenaires et amis européens, avec la complicité de certains desdits partenaires. Profumo de scandale ! Mais les courbes suaves du dos d’une call girl ont désormais la forme d’un piratage des grandes dorsales du réseau Internet par lesquelles circulent des centaines de milliers de connexions. Parmi lesquelles, entre deux secrets d’Etats et négociations commerciales sensibles, sans doute, quelques-uns de vos secrets d’alcôve.
Mais point de renvoi d’ambassadeur à l’horizon. Et une réaction lente, molle, presque embarrassée, de l’Union européenne face à cette violation globale de la vie privée de ses citoyens. Face à une telle réaction, on serait en droit de se demander si cet espionnage à grand échelle n’intéressait certains gouvernements qui bénéficiaient d’informations sensibles récoltées par d’autres sans enfreindre la loi… Il aura fallu la publication de documents témoignant des écoutes de la NSA dans les bureaux même de la Commission européenne pour que l’affaire Prism provoque ce qui s’apparente – enfin – à un incident diplomatique. Et il aura fallu près de deux semaines pour qu’une commission spéciale du Sénat donne instruction au Comité R – qui ne semblait pas jusque-là s’émouvoir outre mesure de la situation – d’ouvrir une triple enquête sur le système d’espionnage développé par la NSA.
Big Brother 2.0
Le plus étonnant dans cette affaire, c’est moins ce que l’on pensait déjà savoir sur les pratiques d’espionnage et de surveillance (Echelon et Swift sont déjà passé par là… sans laisser de traces) que l’ampleur inédite du dispositif: rien de moins que la surveillance généralisée des populations. L’affaire PRISM marque le retour en force de la figure menaçante et intrusive du Big Brother, qui semblait avoir été définitivement supplantée par les Little Brothers ; ces traces et données personnelles que nous laissons sur le web et que les sociétés récoltent, sans notre consentement actif.
Comment dès lors protéger le citoyen face à cette double menace? Comment envisager sereinement l’effectivité de la liberté d’expression de la société civile (syndicats, associations…) lorsque, sous couvert de lutte contre le terrorisme, leurs échanges sont susceptibles d’être interceptés ? Comment, plus globalement, envisager le recours, par les pouvoirs publics ou les opérateurs privés, à des mesures de contrôle des conduites des individus? L’affaire Snowden constitue une douloureuse piqure de rappel quant à l’urgence d’un encadrement réglementaire démocratique, éthique et éclairé du respect de la vie privée et des technologies qui mettent son effectivité en balance.
La vie privée : une valeur obsolète ?
Les droits concernés par la « société de surveillance » faisant déjà l’objet d’une réglementation (droit à la vie privée, droit à l’image, protection des données personnelles etc.) sont nombreux. ll est attendu des élus que, non seulement, ils s’assurent que le développement de nouvelles techniques de contrôle se réalise dans le respect de ces protections réglementaires mais également qu’ils puissent faire preuve de créativité et concevoir de nouvelles normes de protection lorsque celles ne se montrent pas suffisantes.
En ce sens, la Commission européenne s’emploie à définir un nouveau cadre juridique afin de permettre aux citoyens de reprendre le contrôle sur leurs données personnelles. Cependant, un intense lobbying des entreprises du secteur du web — et plus particulièrement des entreprises américaines — tente de réduire considérablement la portée de cette ambitieuse directive. Il est donc indispensable que l’Europe tienne bon face à la pression made in USA visant à faire de la vie privée un reliquat suranné de la Vieille Europe.
Biométrie, gestion informatisée de l’information, puces RFID, systèmes de géolocalisation… la capacité de collecte des données et de traitement de l’information constitue un défi démocratique majeur car elle renforce considérablement le pouvoir de contrôle des entités, publiques ou privées, les rendant potentiellement « omniscientes ». Dans ce contexte, le droit à la vie privée constitue, il est vrai, un réel obstacle au contrôle social et au développement des marchés.
Alertes citoyennes
Les entités publiques et privées en savent néanmoins désormais souvent plus sur les faits et gestes des personnes que celles-ci ne le soupçonnent. La résignation de la part du grand public face à la technicité de ces outils et à la difficulté de leur contrôle est à cet égard inquiétante. Comme si certaines libertés individuelles ne pouvaient que se laisser écraser par la lourde marche du progrès et de la lutte contre le terrorisme. Les formules « je n’ai rien à cacher » ou « notre sécurité vaut bien ça » ne peuvent faire oublier que le droit à la sécurité, qu’il passe par des technologies dédiées ou non, ne peut s’opérer sans un minimum de précautions. L’affaire PRISM pourrait changer cet état esprit. Edward Snowden, à l’instar d’autres lanceurs d’alerte, a démontré que les citoyens peuvent prendre en main, moyennant une bonne dose de courage, la sauvegarde des droits fondamentaux. La gravité des pratiques qu’il a mis à jour rend d’autant plus légitime son acte de désobéissance et l’usage de sa liberté d’expression pour en informer le public.
Dans ce contexte, et alors que le cycle d’activités « Paroles Libres » que la Ligue des droits de l’homme consacre à la Liberté d’expression bat son plein, notre association appelle le gouvernement belge à accueillir favorablement une demande d’asile qui émanerait d’Edward Snowden. Il démontrerait ce faisant la priorité qu’il accorde au respect des droits fondamentaux sur toute autre considération géopolitique.
David Morelli,
coordinateur de la Commission Nouvelles Technologies de la Ligue des droits de l’Homme