Guantanamo chez nous ?

Il est bien entendu nécessaire de lutter contre le terrorisme et ceux et celles qui s’y adonnent. Faut-il le rappeler ? Et bien rappelons-le : l’Etat doit lutter contre le terrorisme. Cette mission fait partie de ses responsabilités de protéger les citoyens. Toutefois, il ne peut le faire à n’importe quel prix ni de n’importe quelle manière. Tous les moyens ne sont pas bons. Mais l’efficacité ne justifie pas tout.

Lire le livre de Luk Vervaet provoque un sentiment ambivalent. A la lecture de cet ouvrage, on éprouve à la fois du plaisir et du malaise.
Du plaisir car ce livre constitue une analyse fouillée des récentes évolutions en matière de lutte contre le terrorisme au cours des presque 15 dernières années. Vous me demanderez quel est l’intérêt d’un écrit qui retrace les dérives de la lutte contre le terrorisme ? Est-ce que ce n’est pas là quelque chose de (largement) connu ? Vous me direz, la complicité de la Belgique dans les vols de la CIA et le programme « extraordinary rendition » ? Bien sûr, on est déjà au courant. L’espionnage généralisé des citoyens par les services de renseignements américains ? C’est de notoriété publique, Snowden et Assange, entre autres, nous l’ont déjà révélé. Les prisons belges qui sont une zone où des citoyens vivent dans des conditions infrahumaines ? Cela semble à tous une évidence. On sait déjà tout cela. Il ne faut pas être un activiste ou un militant des droits de l’Homme, il ne faut même pas ouvrir régulièrement les journaux, pour savoir tout cela. Cela traverse la société.

Dès lors, quel est l’intérêt de ce type d’ouvrage ? Tout d’abord, si ce sont des choses que l’on sait, il est intéressant que les faits soient remis à plat, énumérés froidement, mis bout à bout. De la sorte on se rend compte que l’on ne sait pas tout. Ou plutôt que si, on sait tout ça, mais on n’a qu’une idée diffuse de l’ampleur des atteintes aux droits fondamentaux dont nous sommes tous victimes, même si certains le sont plus que d’autres. Et il est fondamental de prendre la mesure des conséquences nocives de la guerre contre le terrorisme.
Ensuite, cette énumération ne se limite pas à un recensement de toutes les atteintes caractérisées aux droits fondamentaux dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. L’ouvrage va plus loin. Il propose une analyse politique de la situation, en dehors de la Belgique, mais surtout en Belgique. Et Luk Vervaet n’a pas peur d’appeler un chat un chat et de citer nommément ceux et celles qui sont responsables de ce délitement et pourquoi ils ou elles le sont. Il prend ses responsabilités. On n’est d’accord ou pas avec son analyse, mais on ne pourra pas lui nier une certaine dose de courage pour oser s’attaquer frontalement à ceux et celles qui nuisent à l’Etat de droit, même quand cela lui porte préjudice.

Lire tout cela procure beaucoup de plaisir, je le disais. L’ouvrage est instructif et passionnant, des qualités importantes pour un essai. Toutefois, c’est un plaisir qui met mal à l’aise. Certains passages font véritablement froid dans le dos.

Par exemple, quand on lit le premier chapitre, décrivant la dernière journée de Nizar Trabelsi sur notre territoire. La description du déroulement de ce qu’on peut appeler un complot, au sens propre du terme, dans lequel des responsables politiques vont sciemment et volontairement violer les droits fondamentaux d’un individu et, au-delà, violer la Convention européenne des Droits de l’Homme et l’Etat de droit, et donc les droits fondamentaux de tous les citoyens de ce pays, fait véritablement frissonner.
Car ce que met en évidence Luk Vervaet, c’est que la (sale) guerre contre le terrorisme n’a jamais cessé et qu’elle prend des proportions de plus en plus importantes. En effet, on a l’impression que le 11 septembre 2001 et les années Bush sont loin, que la lutte anti-terroriste en Belgique et ailleurs est devenue plus raisonnable, que les excès du passé sont terminés. Il n’en est rien. L’affaire Trabelsi met en évidence un véritable glissement progressif, un délitement des principes, un estompement de la norme dans la lutte contre le terrorisme. L’Etat belge n’a pas eu peur de sciemment violer les injonctions de la Cour européenne des Droits de l’Homme, de faire un calcul cynique, financier et politique, pour sacrifier Nizar Trabelsi dans le cadre de sa soumission à des injonctions étrangères.

C’est une évolution notable. Jusqu’ici, les pouvoirs politiques cherchaient à modifier le droit, à le façonner pour qu’il réponde à ses objectifs. C’est ainsi qu’on a vu se développer un important arsenal législatif dérogatoire au droit commun et aux droits fondamentaux des individus (loi antiterroriste de 2003, loi sur les méthodes particulières d’enquête des services de police, loi sur les services de renseignement, loi sur le screening, loi sur la rétention des données, etc.). Les atteintes juridiques aux droits fondamentaux étaient multiples et variées mais l’Etat se donnait encore la peine de passer par le Parlement pour ce faire.

Dans l’affaire Trabelsi, le gouvernement est allé un pas plus loin. Il ne s’est pas limité à vouloir façonner le droit : il l’a tout simplement violé parce qu’il allait à l’encontre de ses objectifs.

Certes, on se souviendra que des complots et des sales histoires ont existé de tout temps et en tous lieux. On se souviendra que l’Etat avait comploté pour remettre Bahar Kimyongür aux Pays-Bas dans l’espoir d’une extradition vers la Turquie. On se souviendra que le ministère de la justice réservait un sort particulier aux détenus terroristes du DHKP-C, comme il l’a encore fait pour d’autres détenus « médiatiques » (Farid Bamouhammad, Nordin Benallal, etc.).

Toutefois, jusqu’ici, l’Etat respectait les décisions de justice. Dans l’affaire DHKP-C, Bahar Kimyongür a été blanchi par la justice de toute appartenance à un groupement terroriste. En prison, les détenus du DHKP-C ont obtenu des décisions de justice pour que cessent les mauvais traitements. Idem pour F. Bamouhammad et N. Benallal. Bref, certaines institutions démocratiques constituaient encore un frein à certaines dérives liberticides.
Mais l’affaire Trabelsi change la donne et la méthode. Un pas supplémentaire a été franchi. C’est là une transgression majeure dans un Etat de droit. Et c’est ça qui est inquiétant.

Il est bien entendu nécessaire de lutter contre le terrorisme et ceux et celles qui s’y adonnent. Faut-il le rappeler ? Et bien rappelons-le : l’Etat doit lutter contre le terrorisme. Cette mission fait partie de ses responsabilités de protéger les citoyens. Toutefois, il ne peut le faire à n’importe quel prix ni de n’importe quelle manière. Tous les moyens ne sont pas bons. Mais l’efficacité ne justifie pas tout.

Car bien sûr, en s’attaquant à Nizar Trabelsi, on s’attaque à une proie facile : étranger, musulman, terroriste, détenu. Le gouvernement sait très bien qu’il n’y aura pas beaucoup de monde pour s’offusquer de la violation des droits d’une personne qui cumule ces qualificatifs. Mais en portant atteinte aux droits de Trabelsi de la manière dont il l’a fait, le gouvernement a attenté non seulement aux droits fondamentaux de Nizar Trabelsi, mais également à toute la structure de protection des droits fondamentaux des citoyens en Belgique.

Manuel Lambert, juriste LDH

« Guantanamo chez nous? » de Luk Vervaet, Editions Antidote, 2014