Contrôles GRAPA : lettre aux Parlementaires et aux Ministres

Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Madame la Première Ministre,
Monsieur le Ministre des Pensions,
Madame la Ministre chargée de la Lutte contre la pauvreté et de l’Égalité des chances,
Monsieur le Ministre des Télécommunications et de la Poste,

La Garantie de revenus aux personnes âgées (GRAPA) est une prestation octroyée aux personnes de plus de 65 ans dont les revenus sont trop faibles que pour assurer leur subsistance. Ce droit heureusement automatisé pour ces personnes précarisées subit depuis plusieurs années des restrictions de plus en plus nombreuses et fortes.

En effet, bien que le paiement de la GRAPA soit soumis à une obligation de résider sur le territoire belge, la possibilité de se déplacer à l’étranger a toujours été accordée dans des limites claires mais la durée permise de ce voyage tout en continuant à bénéficier de l’allocation a été progressivement soumise à des contraintes de plus en plus strictes. Jusqu’il y a peu, l’allocataire recevait par la poste un certificat de résidence qu’il·elle devait renvoyer dans les 35 jours après l’avoir fait compléter par sa commune de résidence. A défaut, le paiement de la GRAPA était suspendu. Le délai de réponse a, dans un premier temps, été réduit à 21 jours. Le nouvel Arrêté Royal du 30 mars 2018 appliqué depuis le 1er juillet 2019 empêche encore davantage la circulation de la personne bénéficiaire, y compris sur le territoire belge, et accentue les moyens de contrôle insidieux. En pratique, le délai de réaction a été réduit à cinq jours suivant la remise de l’avis de passage.
La nouvelle procédure suscite de nombreuses difficultés.

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1° L’arrêté royal du 30 mars 2018 a été adopté sans rapport au Roi et sans aucune étude préalable démontrant l’importance supposée des fraudes au domicile de la part des bénéficiaires de la GRAPA. De même, l’inefficacité des mesures de contrôle déjà en place n’a pas été établie.

2° Le nouvel arrêté royal prévoit la remise d’un « document de contrôle » à la résidence principale de la personne bénéficiaire (ou à la résidence effective temporaire en Belgique communiquée au Service des pensions) entre ses mains. En cas d’absence, deux autres tentatives de remise sont entreprises dans un délai de 21 jours calendrier à partir de la date de la première tentative. Si, lors de la troisième et dernière tentative, la personne bénéficiaire est encore absente, un certificat de résidence est déposé dans sa boîte aux lettres. (Article 3 § 4 de l’A.R.).
Cette mission de contrôle a été attribuée à Bpost, dans le cadre d’une procédure de marché public. Cette attribution est intervenue nonobstant le fait que les factrices et facteurs ne sont pas assermenté·es et ne sont pas des inspect·eur·rices socia·les·ux au sens du Code pénal social

[1].  Ainsi, les constatations opérées par la factrice ou le facteur sont, en principe, dénuées de valeur probante particulière. Par ailleurs, s’agissant des échanges d’informations auxquels ces constatations donnent lieu, notamment, avec le SFP, les garanties juridiques prévues par le Code pénal social ne sont pas d’application.  Ces constatations ont pourtant, en l’espèce, une portée juridique particulière puisque la suspension de la GRAPA, qui en l’espèce a un caractère pénal prédominant, intervient en raison de ce que la factrice ou le facteur a constaté l’absence au domicile et opère rétroactivement en fonction de la date à laquelle elle·il s’est présenté·e pour la première fois.
Les bénéficiaires de la GRAPA sont donc discriminé·es par rapport à d’autres assuré·es socia·les·ux qui, le cas échéant, bénéficient des garanties prévues par le Code pénal social.

3° L’absence de valeur probante particulière des constatations de la factrice ou du facteur et le fait que le contrat-cadre conclu entre BPOST et le SFP interdit de laisser un avis de passage lors des deux premières tentatives de remise d’un document de contrôle sont la source d’une grande insécurité juridique.
L’interdiction de laisser un avis de passage, qui n’est pas prévue par l’A.R. de sorte qu’on peut douter de sa légalité, a pour conséquence que la personne pensionnée n’est pas en mesure de vérifier quand la factrice ou le facteur est passé, s’elle·il a effectivement sonné à la (bonne) porte et pourquoi elle·il n’a obtenu aucune réponse. Dans ces conditions, la possibilité que les deux premières tentatives de remise du document de contrôle soient omises et n’aient effectivement pas lieu dans tous les cas est bien réelle. De même, le dépôt effectif du certificat après deux passages infructueux est, a priori, invérifiable, si la personne pensionnée ne l’a pas effectivement trouvé dans sa boîte. Enfin, la procédure de contrôle s’avère impraticable – et dans les faits ne pourra que déboucher sur des suspensions automatiques du droit – dans le cas des personnes sans domicile fixe ou bénéficiaires d’une adresse de référence.

Il apparaît ainsi qu’au mépris des principes de bonne administration les plus élémentaires, certain·es bénéficiaires de la GRAPA vont être sanctionné·es sur la base de constatations opérées à leur insu par des personnes non assermentées et à propos desquelles elles·ils n’auront pas eu la possibilité d’être entendu·es ou de faire valoir leurs moyens de défense.

En pratique, il semble que si le document n’est pas envoyé dans les 5 jours ouvrables, il y a une possibilité pour l’allocataire d’envoyer, nous citons un document du SFP envoyé aux personnes sanctionnées, des « éléments de preuves : documents médicaux attestant des dates de consultations chez un médecin, des preuves d’hospitalisation, […] ». Cette possibilité de révision amiable ne suffit pas à compenser l’absence de possibilité préalable de faire valoir ses arguments avant d’être sanctionné·e.

La procédure manque à ce point de transparence et d’équité que les personnes pensionnées n’auront, en théorie, d’autre possibilité que d’agir devant le tribunal pour savoir si elle a été entièrement respectée. Il est manifeste que l’arrêté royal spécule sur le fait que les bénéficiaires de la GRAPA, qui constituent une population particulièrement précarisée et peu familiarisée avec les procédures judiciaires, ne feront pas valoir leurs droits. L’arrêté royal organise ainsi de manière délibérée le non-recours au droit créant ainsi en violation de l’article 23 de la Constitution, une régression significative de la protection sociale prévue en faveur des personnes âgées les plus fragilisées.

4° Comme indiqué précédemment, l’arrêté royal précise qu’à partir de la date du dépôt final du certificat à la suite des trois « absences », la personne bénéficiaire doit se présenter dans les cinq jours ouvrables à l’administration communale pour confirmer sa présence sur le territoire et renvoyer le certificat de résidence complété au Service endéans ce délai (Article 3 § 4 de l’A.R.). Ce nouveau délai de cinq jours, contre 21 auparavant, est une aberration totale. La personne peut en effet être sur le territoire belge sans être chez elle pendant cette très courte période et donc ne pas être dans la capacité de découvrir son courrier, aller à l’administration communale et renvoyer le document dans les temps.

Il apparaît du reste que, du fait sa brièveté, le délai de 5 jours ouvrables dans lequel la personne pensionnée doit faire valider le document de résidence par la commune et doit le faire parvenir au SFP est illégal : il n’est pas conforme à l’article 11 de la loi du 11 avril 1995 visant à instituer la Charte de l’assuré social. Il résulte en effet de cette disposition que ce n’est qu’après un mois que des conséquences juridiques peuvent être tirées du fait qu’un·e assuré·e social·e reste, malgré un rappel, en défaut de fournir un renseignement devant permettre à l’institution de statuer sur ses droits.

5° La nouvelle procédure a été présentée comme permettant d’éviter le déplacement, comme c’était le cas précédemment, de la personne à l’administration communale. Nous sommes évidemment favorables à des procédés qui facilitent la vie des personnes plus âgées. Cependant, l’insécurité juridique et les tracasseries que suscite le nouvel arrêté royal sont sans commune mesure avec ses avantages supposés, et ce sans compter les atteintes aux droits fondamentaux qu’il permet.

A cet égard, on ne peut que s’étonner que l’arrêté royal soumette à déclaration préalable certains déplacements au sein même du territoire belge et que, dans les faits, il restreigne les possibilités de pareils déplacements à la portion congrue. Dorénavant, en effet, les bénéficiaires de la GRAPA qui souhaitent éviter toute difficulté doivent veiller à ne pas être absents de leur domicile pendant plus de 4 jours de manière à pouvoir, le cas échéant, donner suite en temps utile au dépôt du certificat de résidence à faire remplir par la commune. Sous cet angle, l’arrêté royal emporte une atteinte inacceptable à la liberté d’aller et venir en Belgique. Par ailleurs, s’agissant d’une mesure visant, en principe, à contrôler la réalité et la durée des séjours à l’étranger, les restrictions apportées au droit de se déplacer sur le territoire belge emportent une violation manifeste du principe de proportionnalité.

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En résumé, outre les nombreuses illégalités et difficultés suscitées sur le plan du respect des droits fondamentaux, il nous semble que la nouvelle procédure génère un nombre considérable d’inconvénients pratiques injustifiés. Le temps très restreint (inférieur à celui prévu pour un recommandé) pour donner suite à l’avis de passage met une pression sur les allocataires angoissé·es et les factrices-facteurs aux conditions de travail difficiles. Les nombreuses plaintes reçues par la Ligue et les signataires ci-dessous montrent tous les effets pervers : stress des résident·es en attente de la factrice ou du facteur et n’osant plus sortir, image ternie et contrôlante de ces derniers, perte de la relation de proximité du service public, du rôle social de la factrice, du facteur et évidemment de nombreuses suspensions d’allocation à tort (personne réellement présente chez elle ou sur le territoire belge) [2].

A ces problématiques graves relatives à la nouvelle procédure s’ajoute la dynamique plus générale dans laquelle s’inscrit le système GRAPA. Il faut en effet rappeler qu’à l’heure actuelle, la GRAPA reste un système qui ne protège pas du risque de pauvreté les personnes recevant une pension insuffisante. Le montant de la GRAPA ne permet actuellement pas à un·e pensionné·e isolé·e aux revenus insuffisants de dépasser le seuil de pauvreté (1187 euros par mois en 2018 pour une personne isolée [3]) ; sachant que le seuil de pauvreté est lui-même nettement inférieur aux revenus de référence, eux-mêmes estimés comme étant étriqués par nombre de spécialistes compte tenu de conditions de pratiques très difficiles à respecter pour s’en satisfaire. [4] Par ailleurs, l’hyper-conditionnalité du système GRAPA qui préexistait à cette réforme, ici considérablement renforcée, plongeait par ailleurs de nombreuses personnes pensionnées dans une grande précarité, de par le non-recours aux droits qu’elle induisait déjà. Enfin, la condition de résidence inscrite dans la loi GRAPA et que la réforme 2018 vient renforcer et étendre pose en elle-même une hypothèse discriminante interrogeante : alors que les retraité·e·s recevant une pension supérieure aux seuils de la GRAPA sont libres d’aller et venir où elles·ils veulent, en Belgique et à l’étranger, celles et ceux devant compter sur une GRAPA étaient limité·e·s dans leur liberté de circuler précédemment à l’étranger, désormais en Belgique. Le message traduit par ces réformes successives, et particulièrement par celle-ci, freine les possibilités du ou de la pensionné·e, du simple fait que ses revenus sont initialement faibles et qu’il ou elle est déjà appauvri·e, dans sa capacité de visiter sa famille ou ses proches, de faire un séjour ressourçant. Au-delà de la torsion effectuée dans le rôle accompagnateur social des facteur·rices, le signal envoyé dans la manière dont la société traite ses ainé·es les plus précaires, et du simple fait qu’elles·ils vivent avec trop peu de ressources, inquiète.

Il s’agit ici ni plus ni moins d’une traque à la fraude présumée d’un très petit nombre d’individus qui se transforme en une attaque massive d’un ensemble de personnes précarisées, discriminées par rapport à celles pouvant profiter d’une pension dont les montants dépassent les seuils d’accès à la GRAPA. En ce mois de janvier, une évaluation est prévue par l’administration des pensions à partir des plaintes reçues. Nous insistons sur toutes les restrictions de droits engendrées par cet Arrêté royal, imposant un contrôle omniprésent, lourd (le SFP n’arrivant pas à répondre rapidement aux questions et plaintes, ni à rétablir à temps la GRAPA à tort suspendue) et enlevant le pouvoir aux parlementaires de légiférer pour cadrer plus justement l’octroi de cette allocation indispensable pour sortir de la pauvreté.

Nous demandons de retirer au plus vite cet arrêté et ne manquerons pas de le rappeler lors de notre action le lundi 17 février devant le cabinet du Ministre des pensions où nous espérons le rencontrer à ce propos.

Veuillez recevoir, Mesdames et Messieurs, l’assurance de notre considération distinguée.

ABVV- FGTB, Aksent  asbl,     Association de défense des allocataires  sociaux,    Centre de santé mentale  l’Adret,    CGSP ALR, CGSP Poste,  Collectif Solidarité Contre  l’Exclusion,       Commission Pension  de la CGSP-ACOD ALR-LRB/Bru,  Conseil Bruxellois de  Coordination Sociopolitique,     CSC Bxl,     CSC Seniors,     CSC telecom poste,  Diogene,     Eneo,     Espace seniors,       Fédération des  Associations Sociales et de Santé,  Fédération des Centres  Pluralistes de Planning Familial,     Fédération des CPAS de  Wallonie,     Fédération des employeurs et  des institutions ambulatoires pour toxicomanes,     Fédération des maisons  médicales,     Fédération des Services  Sociaux,     Femmes Prévoyantes  Socialistes,     Forum – Bruxelles contre les  inégalités,     Gang des Vieux en Colère,    LAMA asbl,    Liga Voor Mensenrechten vzw,  Ligue des Droits Humains,    Médecins du Monde Belgique,     Modus vivendi,     Mutualités chrétiennes, Christelijke Mutualiteit,      Prospective Jeunesse,     Réseau belge de lutte contre  la pauvreté,    Réseau Wallon de Lutte contre  la Pauvreté,    Samenlevingsopbouw,    Solidaris, Vie Féminine,…

[1] Évidemment, nous soutenons néanmoins une démarche qui permet(tra) de maintenir et créer de l’emploi au sein de Bpost, sans que celui-ci soit associé à un contrôle abusif comme dans ce dispositif.[2] D’après les premiers chiffres du SPF Pensions, 1072 suspensions ont lieu sur 2 mois, soit pour 7% des 16000 contrôles effectués. Aucun chiffre n’a été donné sur les allocations rétablies grâce aux preuves de présence sur le territoire données par l’allocataire permettant le rétablissement rétroactivement (mais mettant la personne dans une situation de survie pendant plusieurs semaines en attendant cet éventuel rétablissement).[3] Le seuil de pauvreté est une convention sociale estimant que les revenus d’une personne ne la protègent pas de la pauvreté quand ceux-ci sont inférieurs à 60 % du revenu médian national disponible des ménages après transferts sociaux (prestations de sécurité sociale et d’aide sociale). Ce seuil de pauvreté est ajusté en fonction de la composition et de la taille du ménage.
https://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/show.do?dataset=ilc_li01&lang=fr[4] https://plus.lesoir.be/8911/article/2015-10-12/la-pauvrete-est-sous-estimee-en-belgique
https://www.mi-is.be/sites/default/files/documents/budget_de_reference_pour_une_vie_digne_-_une_application_web_0_0.pdf

Lire la lettre en néerlandais.

27 janvier 2020