Peines de prison : « Stop à l’extension infinie du sécuritaire »

Carte blanche parue dans le journal Le Soir le 27 mai 2023
Signée par une centaine d’avocat·es, de magistrat·es, universitaires et associations dont la Ligue des droits humains

Un large collectif d’avocats et d’universitaires s’oppose au projet de loi que présentera le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), mardi prochain en commission. Les signataires dénoncent la volonté du gouvernement d’ajouter, pour certains auteurs d’infractions graves, une mesure de sûreté à la fin de leur peine d’emprisonnement. «Cette logique ouvre la voie à un droit pénal autoritaire».

Le 12 mai 2023, un communiqué du cabinet du ministre de la Justice annonçait qu’un « projet de loi en vue d’insérer une mesure de sûreté pour la protection de la société » avait été approuvé par le Conseil des ministres, en même temps qu’un autre projet de loi portant réforme du livre Ier du Code pénal. Ces projets seront présentés par le ministre ce mardi 30 mai en commission Justice de la Chambre des représentants.

Sont visés par le projet de loi sur la mesure de sûreté certains auteurs d’infractions particulièrement graves, déjà condamnés à une peine principale d’au moins cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine complémentaire de mise à la disposition du tribunal de l’application des peines qui peut aller de 5 à 15 ans. Le projet vise à permettre aux juges du fond d’ajouter à ces deux peines une mesure de sûreté, s’ils font face à des infracteurs présentant un « trouble psychiatrique grave » et un risque élevé de récidive. En pratique, après avoir purgé leurs deux premières peines, ces justiciables devraient comparaître devant une juridiction – la chambre de protection sociale du tribunal de l’application des peines – qui déciderait d’activer, ou non, la mesure de sûreté, après évaluation de la dangerosité et du risque de récidive.

Si la mesure de sûreté est activée, ces condamnés sont amenés à glisser vers un régime très similaire à celui de l’« internement », actuellement prévu par une loi de 2014 pour les auteurs d’infraction atteints d’un trouble mental grave et qui ne peuvent, pour cette raison, être condamnés à une peine. L’internement est une mesure de soin et de sécurité à durée indéterminée qui peut prendre la forme d’un placement sous privation de liberté. Les internés peuvent être placés dans les lieux suivants : établissements de défense sociale, sections de défense sociale au sein des prisons ou Centres de psychiatrie légale. Ils restent néanmoins souvent détenus pour une longue durée – et ce, de manière illégale – dans les annexes psychiatriques des prisons, dans l’attente qu’une place se libère dans ces lieux de placement. L’actuel projet de loi prévoit donc une jonction entre les deux groupes : après avoir exécuté leur double peine, les « condamnés » qu’il vise rejoindraient les « internés », placés eux d’emblée dans les structures précitées. Mais à la différence des internés pour lesquels un trajet de soins visant la réinsertion est prévu, la mesure de sûreté ici envisagée est axée principalement sur une surveillance spécialisée destinée à réduire le risque de récidive.

Vers un droit pénal autoritaire

L’objectif principal du projet de loi est donc la défense de la société : offrir « des garanties supplémentaires pour protéger la société contre les personnes condamnées qui représentent toujours un grave danger pour la société après la fin de leur peine ». Selon le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, sont visés « par exemple, des psychopathes dangereux et des personnes souffrant de troubles sexuels sévères » qui n’auraient pas fait l’objet d’un traitement efficace en prison. Pour le ministre, quelle que soit la durée de leur peine d’emprisonnement, ces auteurs d’infraction doivent pouvoir n’être libérés que « lorsqu’ils ne représentent plus un grave danger pour la société ». En clair, ces auteurs d’infraction qui peuvent déjà faire l’objet d’une double peine, dont le total permet une détention de (très) longue durée, doivent pouvoir être ensuite maintenus à l’écart dans un établissement psychiatrique sécurisé pour une durée indéterminée. Est envisagée ici une détention à vie, sans perspective réelle de sortie ou de réintégration sociale. En effet, la mesure ne pourrait être levée que s’il est constaté que l’auteur ne souffre plus d’un trouble psychiatrique grave si bien que le risque de récidive ne serait plus à craindre, alors même que le projet de loi vise des auteurs souffrant d’un trouble psychiatrique non traitable.

Ce projet amplifie une tendance qui contrevient à deux principes fondamentaux d’un droit pénal démocratique. D’une part, toute peine doit être proportionnée à la gravité de l’acte et donc limitée dans le temps s’il s’agit d’une peine privative de liberté. La double peine existant actuellement pour les infracteurs envisagés par le projet de loi est, à cet égard, déjà problématique. Y ajouter une période de sûreté supplémentaire est totalement contraire à ce principe fondamental de proportionnalité. D’autre part, la peine a pour fonction de rétribuer un acte commis : une fois exécutée, elle libère le condamné qui a payé sa dette à la société. Ce dernier n’a pas à être privé de liberté au motif du risque possible d’une infraction qu’il n’a pas commise. Toute exception à ce double principe est dangereuse. Elle traduit l’extension d’un droit pénal prédictif dont la fonction n’est plus de répondre à un acte commis mais bien de prédire et de neutraliser des personnes, au nom d’un possible passage à l’acte. Fondée sur la dangerosité, concept flou et flexible s’il en est, cette logique ouvre la voie à un droit pénal autoritaire, faisant fi des libertés dont il est également le gardien.

Embouteillage

Sur un plan pratique, envoyer ces condamnés dans les lieux actuellement réservés aux internés s’avérerait en outre hautement problématique, notamment pour les Centres de psychiatrie légale (CPL). Les places dans les CPL sont limitées, au point qu’aujourd’hui, nombre d’internés pour lesquels ces établissements sont prévus n’y trouvent pas de place. Ils sont régulièrement placés dans les sections ou établissements de défense sociale dont le régime est avant tout carcéral ou, pire, dépérissent dans les annexes psychiatriques des prisons. Le transfert d’une nouvelle population vers les CPL ne ferait que renforcer l’embouteillage à l’entrée, enfermant un peu plus les internés dans des structures carcérales où les soins auxquels ils ont droit sont de facto insuffisants, voire inexistants. Ou alors, hypothèse tout aussi probable, les condamnés envisagés par le projet de loi effectueront leur mesure de sûreté dans les lieux intrapénitentiaires, faute de place dans les CPL.

Dans les deux cas, l’État belge s’expose à une nouvelle salve de condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme pour le maintien en annexe psychiatrique de prison ou dans d’autres structures à caractère carcéral de personnes qui n’y bénéficient pas de soins adaptés. Il est vrai qu’il y est habitué. Est-ce une raison pour persévérer ? Ce projet est un mauvais projet. Il faut s’y opposer, fermement, et rappeler encore et toujours que l’allongement de la durée de la détention n’a jamais permis de réduire le risque de récidive. Investir dans la réinsertion des condamnés et des internés, en renforçant l’accès au logement, à l’aide sociale et aux soins psychiatriques résidentiels et ambulatoires : c’est là qu’est l’urgence.