Lettre ouverte à la nouvelle secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration

Bruxelles, le 21 juillet 2022

 

Madame la secrétaire d’État,

 

Permettez-nous tout d’abord de vous féliciter pour votre nomination au poste de secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration.

 

Nous souhaitons profiter de ce passage de témoin entre Sammy Mahdi et vous pour souligner à nouveau notre inquiétude et notre indignation quant à la gestion des dossiers des ex-grévistes de la faim.

 

Un peu plus d’an après la fin de la grève initiée par 475 personnes sans-papiers à l’église du Béguinage, à la VUB et à l’ULB, le constat est sans appel : une personne sur 8 seulement a été régularisée, malgré les « lignes directrices » tracées par le directeur de l’Office des étrangers et l’ancien secrétaire d’État lors des négociations de la mi-juillet 2021. Dans cette lettre, nous retraçons les moments forts de cette séquence. Et à la lumière de ces éléments, nous vous demandons que les dossiers déjà traités et refusés soient revus et que les dossiers en cours de traitement soient examinés en tenant compte des deux lignes directrices suivantes : la longue présence en Belgique de ces personnes et leur intégration.

 

En effet, si l’on en réfère aux auditions parlementaires sur la question de la régularisation des grévistes de la faim qui ont eu lieu les 10 et 14 décembre 2021[1], deux récits tout à fait différents se font face.

 

D’un côté, l’ancien secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration déclare n’avoir, lors de la « réunion de concertation » ayant lieu le 21 juillet 2021[2], fait qu’expliquer la politique de régularisation actuelle, « ni plus ni moins »[3].

De l’autre côté, les quatre négociateurs, représentants les grévistes de la faim, déclarent avoir entendu, lors des négociations, l’ancien secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration dire que ceux et celles qui sont en Belgique depuis longtemps et qui font preuve d’une bonne intégration auraient toutes leurs chances d’être régularisé·e·s – propos confirmés, lors de ces négociations, par le directeur de l’Office des étrangers comme l’atteste cette vidéo relayée dans plusieurs médias.

  • Mme Marie-Pierre DE BUISSERET, avocate en droit des étrangers et co-présidente de la commission « étrangers » auprès de la LDH [4].
  • Mr Mehdi KASSOU, porte-parole de la plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés[5];
  • Daniel ALLIET, prêtre de l’église du Béguinage [6];
  • Alexis DESWAEF, avocat en droit des étrangers et vice-président de la FIDH[7].

En déclarant que les personnes qui étaient présentes en Belgique depuis longtemps et qui faisaient preuve d’une bonne intégration auraient une chance d’être régularisées, l’ancien secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration a fait preuve d’une souplesse par rapport à la pratique habituelle de l’Office des étrangers en la matière. Ces deux éléments, à eux seuls, ne suffisent en effet jamais pour être régularisés. Ces propos, strictement rapportés par les négociateurs auprès des grévistes de la faim, ont ainsi permis de rassurer une grande partie des grévistes qui répondaient à ces deux « lignes directrices »[8]. Ces déclarations ont été déterminantes dans la décision de suspendre la grève de la faim et la grève de la soif.

En moins de 10 jours, les grévistes, en grande souffrance physique et psychologique, se sont lancés dans cette nouvelle urgence qui était la constitution de leurs dossiers. À l’urgence médicale a succédé l’urgence administrative.

Cette période a été extrêmement difficile pour elles et eux : il y avait le stress de ne pas être mis en contact avec un·e avocat·e assez rapidement, celui de rassembler les documents prétendument fondamentaux pour démontrer leur présence et intégration, en urgence, alors qu’on était en pleine période de vacances d’été, celui de trouver une adresse – condition de l’Office des étrangers pour traiter le dossier[9], le non-respect du délai de traitement des demandes de régularisation[10], etc. Les grévistes ne comprenaient pas cette maltraitance institutionnelle mais se sont pliés à ces demandes parce qu’ils avaient confiance en la parole donnée par le secrétaire d’État.

Fin octobre, une première salve de décisions, majoritairement négatives, fut rendue. Ces décisions reprennent, pour la plupart, les mêmes arguments suivants :

  • Le gréviste s’est mis lui-même et maintenu en connaissance de cause dans une situation illégale et précaire et il ne peut dès lors en tirer argument ;
  • La loi ne prévoit pas de régularisation sur base de la grève de la faim et les grévistes se sont eux-mêmes mis en danger ;
  • Les nombreuses années de présence sur le territoire belge ne sont pas considérées comme un élément positif en soi ;
  • Les éléments d’intégration et les attaches familiales, même importantes, sont considérées comme insuffisantes pour justifier une régularisation ;
  • Les promesses d’embauche ne peuvent pas être prises en considération puisque que les grévistes ne disposent pas de l’autorisation requise pour exercer une activité professionnelle en Belgique ;
  • Quant aux porte-paroles de la grève, il leur est reproché d’avoir mené ce mouvement et d’avoir mis la vie d’autrui en danger et sont aujourd’hui accusés de « traite d’êtres humains ».

Or, nous constatons qu’aujourd’hui, à l’heure où nous vous écrivons, ce 21 juillet 2022, sur les 442 dossiers de régularisation humanitaire introduits, seules 55 décisions positives ont été prises, soit environ 1 dossier sur 8, ce qui dénote une absence totale de cohérence et de continuité entre les dires et les actions de l’Office des étrangers et de l’ancien secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration. En effet, malgré les déclarations de l’ancien secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, le long séjour en Belgique et les éléments d’intégration n’ont pas été pris en considération dans le cadre du traitement des demandes de régularisation.

De plus, parmi les décisions rendues, les décisions positives l’ont été pour des situations finalement assez évidentes et confirmant les « critères » habituellement retenus ces dernières années par rapport au traitement des demandes de régularisation[11]. Les décisions négatives ont, quant à elles, été vécues comme une trahison d’une violence sans nom par les grévistes et l’ensemble des personnes ayant soutenu ce mouvement.

Enfin, la manière dont le traitement des demandes de régularisation a été géré dans ce contexte particulier a eu non seulement pour conséquence de casser le mouvement, mais également de briser l’intégrité physique et surtout psychique d’êtres humains. Bafouer ainsi les principes d’une relation de confiance, en conformité avec le droit à la grève, nécessaire à toute négociation avec le politique est, à notre avis, indigne de ce gouvernement. En effet, une part conséquente de la légitimité d’un gouvernement ne tient-elle pas autant à ses dires et à sa capacité à communiquer clairement et distinctement qu’à ses actions ? Quelle sera votre légitimité démocratique quand la population ne prendra plus aucune parole gouvernementale à cœur ? Quand elle ne soutiendra plus le gouvernement de sa confiance ? Quand la représentativité démocratique que vous incarnez se résumera à un jeu de dupes ?

Le fait est que les grévistes ont, à juste titre, le sentiment d’avoir été instrumentalisés pour mettre fin à une crise du gouvernement. Pour sa défense, l’ancien secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration a plaidé le « malentendu ». Or, un malentendu qui engage la vie et la survie de 442 personnes est coupable et doit être amendé. Les grévistes pouvaient en effet légitimement penser qu’une bonne partie d’entre eux seraient autorisés au séjour au vu des éléments qui leur avaient été transmis par les quatre négociateurs. Nous rappelons que ces négociateurs disposent tous d’une expertise dans le domaine, et que le contexte était celui d’une crise gouvernementale dans laquelle même le Premier ministre s’était impliqué, et où d’importants moyens avaient été déployés par la Ville de Bruxelles.

Nous attirons par conséquent votre attention sur ceci : qu’il s’agisse d’un « malentendu » ou d’une tactique politicienne, l’Office des étrangers ne peut et ne doit ignorer les « lignes directrices » prononcées le 21 juillet 2021 sous peine de violer la confiance légitime de ses administrés. Dans un État de droit, les personnes « sans-papiers » doivent, comme tout administré, pouvoir se fier aux communications des autorités administratives faites à leur encontre.

L’arrêt de la grève de la faim était un enjeu gouvernemental. Le non-respect de la parole donnée concerne tout le gouvernement. Il doit donc prendre ses responsabilités envers ces 442 personnes qui en ont été les victimes.

Nous demandons à nouveau la reprise de tous les dossiers déjà traités et en cours à l’aune des deux lignes directrices déjà citées, et sommes disponibles pour une rencontre dès la rentrée afin de discuter avec vous de ce dossier.

Nous vous prions de croire, Madame la secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, en l’assurance de notre parfaite considération.

 

Edgar Szoc, président de la Ligue des droits humains

 

 

 

 

[1] Rapport disponible sur le site suivant : https://www.lachambre.be/kvvcr/showpage.cfm?section=/flwb&language=fr&cfm=/site/wwwcfm/flwb/flwbn.cfm?legislat=55&dossierID=2433

[2] Nous reprenons les termes utilisés par Mr. le Secrétaire d’État à l’asile et à la migration lors de son audition. Lorsqu’il parle de la « réunion de concertation », il fait référence à la réunion du 21 juillet qui a eu lieu en présence notamment, des 4 négociateurs représentants des grévistes de la faim.

[3] P. 6, ibidem

[4] Pp. 47-48 du rapport du 19.01.2022 fait au nom de la commission de l’intérieur, de la sécurité, de la migration et des matières administratives par Mr. Simon MOUTQUIN, Doc 55 2433/001.

[5] P. 52 du rapport du 19.01.2022 faut au nom de la commission de l’intérieur, de la sécurité, de la migration et des matières administratives par Mr. Simon MOUTQUIN, Doc 55 2433/001

[6] P. 54-55, ibidem

[7] Pp. 54-55, ibidem

[8] Le mot « critère » était tabou durant la réunion du 21 juillet. Le Secrétaire d’État à l’asile et à la migration a préféré parlé de « ligne directrice »

[9] Conformément à l’article 9bis, §1er, alinéa 1er de la loi du 15 décembre 1980, une demande de régularisation est envoyée à la commune de résidence qui procède à un contrôle de résidence avant de transférer la demande à l’Office des étrangers qui se prononce quant à la demande qui lui est soumise. Pour les grévistes, il était cependant convenu que l’ensemble des demandes de régularisation des grévistes seraient introduites en se rendant physiquement à l’administration communale de Bruxelles et que le contrôle de résidence aurait lieu sur instruction de l’Office des étrangers en vue de la notification de la décision à chacun des grévistes. Concrètement, à ce stade, la grande difficulté était que cette adresse de résidence ne pouvait pas être celle des lieux d’occupation. Cet élément d’apparence « pratico-pratique » n’avait pas été fixé clairement dans le cadre des négociations alors que la question de l’adresse de résidence était un enjeu fondamental pour les grévistes, puisqu’elle leur permettait non seulement de recevoir leur décision mais aussi de maintenir soudés les membres de l’USPR et de réagir collectivement si les garanties annoncées n’étaient pas respectées. D’autant qu’à la suite de ces nombreux mois d’occupation, beaucoup de grévistes avaient perdu leur logement et que n’ayant ni travail ni revenus, leurs chances d’être relogés rapidement étaient forcément très minces. Conditionner le traitement d’un dossier à l’obtention d’une adresse en urgence a constitué un obstacle particulièrement révoltant ainsi qu’une nouvelle source de stress pour les grévistes. Malgré plusieurs rencontres et contacts avec des membres du cabinet ministériel et de l’administration, aucune des  propositions des acteurs qui travaillaient avec les grévistes (notification des décisions aux cabinets des avocat·es ou à l’église du Béguinage) n’a été acceptée.

[10] Il était question de traiter l’ensemble des demandes de régularisation dans un délai de 3 mois. Actuellement, soit 8 mois plus tard, la moitié des demandes de régularisation n’ont pas encore été traitées. En pratique, le traitement d’une demande de régularisation dure habituellement environ un an.

[11] Les décisions positives concernent des dossiers introduits par des personnes vulnérables (personnes âgées ou malades, femmes enceintes, etc.), des familles avec enfants ou des personnes qui semblent avoir une possibilité d’obtenir un titre de séjour sur une autre base légale (notamment, le regroupement familial ou une demande de protection internationale).