Carte blanche parue dans le journal Le Soir le 30 avril 2023
Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la Ligue des droits humains et Thierry Bodson, président de la FGTB
Le droit de grève est de plus en plus contesté dans notre pays. Les récentes décisions de justice à l’encontre de représentants syndicaux et les interventions policières pour lever des piquets de grève devant les bâtiments des enseignes Delhaize sont des signes très inquiétants.
Refus de la concertation sociale, fouilles des syndicalistes à l’entrée du Conseil d’Entreprise, arrestation avec menottes d’une déléguée syndicale, mépris, intimidations, arrestation et garde à vue de 24h d’un étudiant lors d’une manifestation de soutien, recours aux huissiers, à la police et aux autopompes, interventions « musclées » de la police, menaces de non-réengagement des grévistes, requêtes unilatérales validées par ordonnances de tribunaux pour interdire les piquets de grève, violation systématique du gentlemen agreement de 2002 (1)… Le dossier Delhaize est hors normes à plusieurs égards et s’inscrit malheureusement dans la lignée des atteintes au droit de grève et au droit d’action collective observées depuis plusieurs années. Il y a deux ans, nous rédigions un texte intitulé « Je ne suis pas contre le droit de grève, mais… » suite aux multiples intimidations dont étaient victimes les grévistes de l’entreprise In-Bev. Aujourd’hui, c’est pire. Des jugements se sont assis sur la décision du Comité européen des droits sociaux. Comité qui a pourtant estimé que les ordonnances sur requête unilatérale sont contraires à la Charte sociale européenne (2)…
Droits syndicaux en chute libre
Ce n’est pas pour rien que la CSI a déclassé la Belgique dans son indice annuel des violations régulières des droits syndicaux. Des faits, rien que des faits, alignés les uns derrière les autres, montrent que ces droits sont en chute libre. Et dans leur sillage, ceux des mouvements sociaux et autres contre-pouvoirs.
Les récentes décisions de justice dans le conflit Delhaize reposent sur un raisonnement inquiétant : plutôt que de vérifier que l’interdiction des piquets de grève n’est pas disproportionnée, c’est le droit de grève qui est pointé du doigt par le juge parce qu’il porte atteinte aux droits de propriété, à la liberté de commerce (on empêche les clients d’entrer dans un magasin…) et au droit de travailler. Par contre, les intérêts et revendications des salarié.e.s sont, eux, absolument passés sous silence. Les ordonnances prennent des mesures singulièrement drastiques à l’encontre des grévistes et de quiconque s’aviserait d’empêcher l’accès aux magasins, bâtiment et locaux du groupe durant plusieurs semaines. Et si on désobéit ? Les forces de l’ordre nous feront entendre raison et 1.000 euros d’amende par personne et par infraction seront réclamés… De quoi dissuader les plus déterminés !
De plus en plus d’outils de répression et de dissuasion
Une décision qui donne plus de poids aux intérêts économiques du groupe Delhaize qu’au droit d’action collective des salarié.e.s. Et qui vient alimenter le contexte délétère de ces dernières années : condamnations pénales de militant.e.s, délégué.e.s et de responsables syndicaux, amendes administratives, discriminations et licenciements irréguliers de délégué.e.s, instauration du service minimum dans les transports publics, dénigrement des syndicats et de leur gestion des allocations de chômage, propositions de loi répétées de la droite et de l’extrême droite en faveur de la personnalité juridique des syndicats, proposition de loi consacrant le droit à travailler, en opposition au droit de grève… À cet égard, la proposition de loi de Denis Ducarme (MR) prévoit une peine de huit jours à deux mois de prison et une amende allant de de vingt-six à cinq cents euros pour celui ou celle qui, par toute action, aura entravé la liberté de travailler.
Nous sommes à un tournant
Pour rappel, l’essence même de la grève est de nuire aux intérêts économiques quand aucune voie de négociation n’est (plus) possible. La grève coûte de l’argent à l’entreprise et engendre parfois des perturbations pour autrui (usagers, clients…). Elle vise à rétablir un équilibre rompu en exerçant une pression économique sur l’employeur afin de le forcer au dialogue et/ou au respect des dispositions légales bafouées. Cette position a jusqu’ici été reconnue par plusieurs juridictions belges ainsi que par l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Mais nous sommes à un tournant.
Droit de grève et liberté de négocier sont indissociables. Le droit de grève est reconnu comme un outil indispensable à l’exercice de la négociation collective (Charte sociale européenne) et l’OIT consacre le droit de grève comme un droit fondamental, étant lié au droit syndical, protégé par sa convention no 87. L’OIT toujours, via son comité de la liberté syndicale, considère que les piquets, blocages de zones d’activité ou blocages routiers sont des modalités d’exercice du droit de grève. Si l’exercice du droit de grève est pacifique, il ne peut être entravé. Sanctionner civilement ou pénalement les modalités de l’exercice de la grève constitue une atteinte à un droit fondamental.
Le Pacte de 1944 mis à mal
Aujourd’hui, droits de grève et de négociation sont attaqués de front au niveau de l’entreprise comme au niveau interprofessionnel. Mettant à mal les termes du Pacte social de 1944, un des fondements de notre démocratie. Le conflit social ne disparaîtra pas avec la fin de la concertation sociale. Il reprendra seulement la forme qu’il avait au XIXe siècle. Les conditions de travail et de salaire aussi. Le progrès, selon certains…
Quelle société voulons-nous ?
(1) Gentlemen’s agreement : en 2002, un protocole d’accord conclu entre syndicats et organisations d’employeurs afin de fixer un certain nombre d’accords et d’engagements en cas de conflits sociaux. Les organisations d’employeurs s’engagent, entre autres, à recommander à leurs membres de privilégier la concertation avant la mise en œuvre de toute procédure judiciaire. Les syndicats recommandent en contrepartie à leurs membres de respecter la procédure de notification de grève (préavis) et d’éviter toute violence physique ou matérielle.
(2) Charte qui garantit le droit de grève et stipule les conditions dans lesquelles ce droit peut connaître des restrictions.