Luce Goutelle, chercheuse indépendante, artiste et initiatrice du projet de recherches expérimentales et transdisciplinaires Traverser / Transcender
Chronique 212 | Violences conjugales : Comment rendre justice ?
Le projet de recherches expérimentales et transdisciplinaires Traverser / Transcender est né d’une nécessité : celle d’explorer et de mettre en lumière des chemins de réparations suite à des violences sexuelles. C’est de cet endroit-là, avec cette distance, que je livre ce récit. Ma manière d’écrire n’est cependant pas académique, c’est ma façon d’affirmer le caractère ancré et subjectif de mon expérience personnelle, qui est aussi un témoignage. Car en amont de ce projet de recherche, il y a une expérience personnelle vécue. Comme des centaines de millions de personnes, j’ai subi des violences sexuelles. Rien d’exceptionnel, les chiffres sont édifiants. Comme ces centaines de millions de personnes, je n’ai, pendant longtemps, rien dit, rien fait.
Puis un jour, suite à un concours de circonstances, j’ai poussé la porte d’un service d’accompagnement en justice restaurative. Malgré beaucoup d’hésitations, j’ai accepté de partager ici mon expérience car je sais à quel point les récits de parcours en justice restaurative sont rares d’autant plus quand ils se déroulent, comme ça a été le cas dans ma situation, hors dépôt de plainte.
Comment témoigner ?
Parler en “nous” m’est tout de suite apparu comme impossible. Chaque parcours de réparation suite à des violences sexuelles est singulier. Dès lors ce qui peut faire du bien à une personne peut être ressenti comme de la sur-violence pour une autre. Aussi, ce qui semble innapproprié aujourd’hui peut faire sens des années plus tard. Le “je” s’est imposé comme l’unique possibilité d’assumer la subjectivité de mon témoignage. Voilà pourquoi il me semble indispensable de situer d’où je parle. Je vis à Bruxelles, je suis une femme blanche, valide, de nationalité européenne, j’ai une quarantaine d’années, je travaille dans le secteur culturel, faire de la recherche est mon métier. Je le précise car dans l’état actuel du système sociétal dans lequel nous vivons, bien que ce soit un service gratuit, il serait faux d’affirmer que les accompagnements en justice restaurative sont accessibles à tout le monde. Ceci pour de multiples raisons : reproduction des inégalités sociales, manque de moyens financiers, manque d’effectifs, manque de volonté politique etc… Il me semble essentiel de nommer cette injustice structurelle car l’accès à un parcours en justice restaurative ne devrait pas être un privilège mais un droit réellement accessible à toute personne qui souhaite entamer cette démarche.
C’est quoi la justice restaurative ?
Je ne suis pas qualifiée en tant qu’experte pour vous donner une définition de la justice restaurative objective et parfaitement exacte mais je peux vous raconter ce que j’ai compris. En Belgique, la justice restaurative est une forme de justice complémentaire ou alternative à la justice pénale. Contrairement à la justice pénale qui a pour but de punir, la justice restaurative a pour but – quand les conditions sont réunies – d’ouvrir un espace de communication entre les personnes concernées, auteurs et victimes, où les besoins et les émotions peuvent être exprimés dans un cadre le plus sécurisant possible. Elle peut prendre plusieurs formes. Les deux principales sont la forme collective qui rassemble des victimes et des auteurs concerné·e·s par les mêmes types de faits mais pas par les mêmes affaires ; ou la forme individuelle qui consiste à faciliter une communication entre des personnes liées par la même affaire.
Pour ma part, j’ai expérimenté la deuxième, la forme individuelle. C’est de celle-ci dont je peux témoigner.
La justice restaurative a été mise en place en Belgique depuis moins de 25 ans. Je dirai qu’on en est à ses balbutiements. Bien que souvent plus pertinente à mon sens que la justice pénale traditionnelle, elle est loin d’être une solution miracle et comporte beaucoup d’angles morts. Disons que de mon point de vue, c’est actuellement une piste intéressante à articuler avec d’autres dispositifs, un chantier à déployer.
Premiers pas, premiers rendez-vous
Janvier 2022 – J’ai longuement réfléchi avant de contacter Médiante, un centre de justice restaurative, concept dont je n’avais jamais entendu parler auparavant. Je ne savais donc pas à quoi m’attendre. Sur le site internet, dans un encadré couleur vert d’eau, on peut lire : « La médiation en matière pénale est un processus qui permet aux parties impliquées dans une procédure pénale de recourir à un tiers neutre en vue de gérer de manière concertée les difficultés relationnelles et matérielles résultant de l’infraction. » Ça reste un peu obscur mais je comprends le principal : Médiante est un espace pour échanger avec l’agresseur1 via l’intermédiaire d’une tierce personne. Coup de téléphone et échanges de mails, le rendez-vous est pris rapidement.
Schaerbeek, à quelques rues de la place Liedts. Une petite porte, une sonnette, un long couloir, une salle de réunion à deux portes. Une grande table, des chaises molletonnées. Rez-de-chaussée, vue sur jardin, un café. La médiation porte mal son nom, comme me l’explique la médiatrice dès le premier rendez-vous. « On parle maintenant plutôt de « facilitation de communication entre auteur et victime d’infraction pénale ». Nous faisons le tour de la situation ou plutôt « des situations »2. Les rendez-vous vont se dérouler alternativement : Victime / médiatrices ; auteur / médiatrices ; victime / médiatrices ; auteur / médiatrices, etc… Jusqu’à un rendez-vous de confrontation3 – si vous le souhaitez. Mais ce n’est pas du tout obligatoire. Rien n’est obligatoire. Le rythme sera le vôtre. À tout moment, vous pouvez suspendre, reprendre ou arrêter la procédure. » Ce que cela ne dit pas mais que je comprendrai plus tard, c’est que la médiation est un sport de combat. Un entraînement sportif de haut niveau que je vais devoir appréhender comme une athlète.
Pourquoi ne pas porter plainte ?
Pourquoi ne pas porter plainte ? Tout au long de mon parcours, d’innombrables personnes n’ont cessé de me répéter de porter plainte. « Vous devez déposer plainte, c’est important. » – « Je prendrai position quand tu auras porté plainte. » –
« Pourquoi ne pas porter plainte si ça t’es vraiment arrivé ? » Comme si porter plainte était le graal, comme si porter plainte allait tout régler, comme si porter plainte était la condition pour que l’on me croit, comme si
porter plainte allait réparer quoi que ce soit. Même les agresseurs que j’ai confrontés en justice restaurative semblaient par moment déconcertés par le fait que je ne porte pas plainte. Il est arrivé que je me demande parfois si au fond, ce n’est pas ce qu’ils voulaient, ce qu’ils attendaient. C’était déconcertant. Affligeant aussi de me dire que finalement, plutôt que l’espace de dialogue, de responsabilisation et de demande de réparations que je leur proposais, j’ai eu le sentiment qu’ils préféraient presque être punis.
Aujourd’hui, il est plus que problématique que beaucoup de personnes (pensant bien faire) conseillent par automatisme à une victime de viol de porter plainte. Car la majorité du temps, ces personnes n’ont qu’une vague idée des conséquences engendrées par un dépôt de plainte. Peu savent quel parcours de combattante attend la victime. Sur ce point, je rejoins l’avis de la chercheuse et criminologue Anne Lemonne qui consiste à souligner que la moindre des choses serait de prévenir les victimes du parcours qui les attend après un dépôt de plainte afin qu’elles puissent décider en connaissance de cause si elles préfèrent ou non le faire. Car dans l’état actuel du système judiciaire étatique, porter plainte est souvent vécu par les victimes comme une sur-violence. Une couche supplémentaire qui crée des dégâts considérables. Personne ne nous le dit ou presque. Pourtant, les acteur·ice·s de la justice pénale l’avouent elleux-même quand on le leur demande : la justice pénale n’est pas conçue pour les victimes. Elle ne répare pas, elle punit, elle protège l’État. La justice pénale n’est pas faite pour réparer les victimes.
Pourquoi alors tant de personnes insistent-elles auprès des victimes pour qu’elles portent plainte ? La réponse que j’ai réussi à élaborer jusqu’à ce jour est finalement désespérante de simplicité : parce que l’on ne sait pas, parce que l’on ne sait pas quoi conseiller d’autre, parce que l’on ne connaît pas ou très peu d’alternatives, parce qu’il n’en existe pas, ou peu.
Intérêts et limites de la justice restaurative
À partir de mon expérience personnelle, je peux témoigner que ce cadre m’a permis de pouvoir dire ce que je n’avais pas réussi à formuler au moment des faits. Ceci étant dit, ce serait mentir d’affirmer que j’ai le sentiment d’avoir été écoutée. J’ai pu observer au cours de mes recherches que cette situation courante se perpétue en raison des mécanismes de reproduction du système patriarcal qui ne met pas en place assez de leviers pour responsabiliser les auteurs de violences sexuelles. En ce sens, la justice restaurative comme toute autre forme de justice, a ses limites.
La question de l’écoute
Permettre un espace pour s’exprimer ne garantit pas que l’on sera pleinement écouté·e par l’autre. Dans mes deux expériences, l’échange a été majoritairement déceptif. Plus j’ai avancé dans le processus, plus j’ai réalisé à quel point j’étais en face de personnes qui étaient en incapacité quasi-totale de sortir d’une posture extrêmement égocentrique. J’en suis arrivée à conclure que les violences sexuelles qu’ils m’avaient fait subir n’étaient pas un “dérapage” comme je l’avais cru au début mais la continuité délétère d’un comportement où l’empathie, la remise en question et l’écoute manquent cruellement.
La responsabilisation des agresseurs
Le cadre de la justice restaurative offre peu de marge de manœuvre pour agir sur la responsabilisation des agresseurs. Dans mon cas personnel, les deux fois, je me suis sentie comme si j’étais face à un enfant qui sait qu’il a fait une bêtise et qui semble attendre qu’on le gronde. Seules la menace de la prison et l’image qu’on pouvait avoir d’eux-mêmes semblaient les inquiéter. Les considérations sur les conséquences des violences sexuelles sur les victimes, autrement dit de leurs actes, étaient rares, pour ne pas dire inexistantes.
La reconnaissance des faits et réparations
Dans ma situation, l’un a reconnu le viol (contre toute attente), l’autre a reconnu avoir “insisté” pour avoir un rapport sexuel. J’ai appris que c’était extrêmement rare. Sur le moment, j’ai cru que ça avait contribué à une forme de réparation. Avec la distance j’ai compris que c’était plus complexe. Quand il a été question de réparations, les deux ont brillé par leur absence et leurs désengagements. La justice restaurative est mal outillée pour demander et obtenir des réparations – matérielles, financières ou symboliques. Mes deux expériences se sont soldées par un échec sur ce point. Avec la distance que m’a donnée la recherche, j’ai compris que pour améliorer cela, il faudrait créer des ponts avec des avocat·e·s et des services de responsabilisation des auteurs de violences sexuelles.
Décalage de temporalité
Quand une personne est à l’initiative de demander un accompagnement en justice restaurative – souvent la victime – souvent, elle a déjà beaucoup cheminé pour en arriver là. Ce n’est pas le cas de la personne en face – souvent l’agresseur. Cela crée un décalage immense dans la communication et produit un gouffre entre les perceptions des faits. Cette asymétrie est accentuée par le fait que les victimes sont très souvent accompagnées de manière thérapeutique en amont et pendant le processus. Ce qui est très rarement le cas des agresseurs.
Se croire sans rien attendre des autres
En tant que victime dans un processus de justice restaurative, on apprend à s’exprimer en acceptant que l’agresseur ne réponde pas à la majorité de nos attentes. Cela peut être violent au moment-même. Avec la distance, je comprend qu’il ne peut pas en être autrement. Dépendre de ce que l’agresseur va être capable de dire, de reconnaître, serait lui donner trop de pouvoir. Avec la distance, le chemin en tant que victime me parait être un retour vers soi, pour apprendre à se croire, à retrouver confiance, à écouter son corps, ses émotions, sa propre voix.
Un chemin parmi d’autres
L’autoroute du droit pénal en matière de violences sexuelles est très souvent inadaptée. Chercher une solution unique, c’est faire fausse route. En revanche, plus nous dessinerons de chemins possibles de réparations, plus nous avancerons sur ce chantier. La justice restaurative est l’un d’eux. Sans pouvoir trancher si l’expérience a été positive ou négative dans mon cas, je peux partager que cette expérience m’a fait grandir. Elle a participé avec d’autres choses à me sentir mieux aujourd’hui. Chaque parcours est différent. D’où la nécessité de prendre en compte la diversité et la singularité des parcours
et de leur donner voix. De mon expérience et des recherches qui l’ont suivies, la responsabilisation des agresseurs reste le cœur du problème.
De mon point de vue, il serait intéressant de mettre davantage en dialogue les différentes formes de justices – pénale, restaurative, transformatrice et alternative – mais aussi de les articuler avec les diverses formes thérapeutiques. Notre société, gangrénée par les violences sexuelles, aurait beaucoup à gagner à se donner les moyens de déployer ce chantier.
1 Dans le langage juridique, on le nomme “auteur de violence” . Personnellement, j’ai toujours trouvé ça énervant, ça sonne comme l’auteur d’un livre, d’une œuvre d’art. C’est pourquoi je préfère dire “agresseur” en faisant le choix de le genrer au masculin.
2 J’ai fait le choix atypique de faire deux parcours en justice restaurative pour deux situations différentes.
3 Aujourd’hui le terme “confrontation” n’est plus utilisé au sein de Médiante.