5 – Face aux violences interpersonnelles, se réapproprier les pratiques de justice pour transformer les communautés

Emmanuelle de Buisseret Hardy, conseillère juridique à la Ligue des droits humains

Chronique 212 | Violences conjugales : Comment rendre justice ?

Si certaines victimes de violences se tournent bon gré mal gré vers les institutions étatiques pour répondre à leurs besoins de justice, d’autres choisissent de s’en détourner. Les raisons sont multiples, profondément intimes, résolument politiques. En filigrane de celles-ci, une préoccupation : ne pas ajouter de la violence à la violence.

Le concept de justice transformatrice désigne l’ensemble des théories et pratiques de justice collective opérant en dehors du système pénal.
Elles émanent de la rencontre entre des processus de résolution de conflit des communautés autochtones d’Amérique du Nord et des valeurs portées au sein des luttes queer, noires et anti-racistes s’engageant sur la voie abolitionniste. Un constat les rassemble : la dénonciation des injustices subies, telles que les violences dans l’intimité, conduit à plus de répression pour les communautés vulnérables socialement. Elles ne peuvent donc se tourner vers le système pénal pour assurer leur protection et sont contraintes de penser d’autres façons de se protéger et de résoudre les conflits. La communauté concernée représente ainsi l’unique lieu où la violence subie ne risque pas d’être instrumentalisée contre les protagonistes.


Deux types de victimes

La sociologue et militante anti-carcérale canadienne Ruth Morris (1933-2001) distingue deux types de victimes 1 : les victimes de violences interpersonnelles, et celles d’injustices systémiques, comme le racisme ou la pauvreté. Alors que la justice pénale reconnaît les victimes de violences interpersonnelles, elle ignore la question des injustices systémiques. Elle échoue ainsi à en reconnaître les victimes, les torts qu’elles subissent et la responsabilité de la société dans la perpétuation des violences patriarcales, sexistes, racistes, colonialistes et capitalistes. La justice transformatrice suggère que le problème ne commence pas avec la violence interpersonnelle mais en raison des conditions sociales et sociétales qui la rendent possible. La survenance d’un conflit est une opportunité pour la communauté concernée de travailler à la transformation des rapports de domination et des conditions de (re)production de la violence en son sein. Il en va donc de sa responsabilité de prendre en charge tant la victime que l’auteur, et de travailler à sa propre transformation.


Répondre à leurs besoins

Aussi, en ne cherchant qu’à identifier à qui incombe la responsabilité et quelle peine lui infliger, dans une logique de binarité « victime innocente/agresseur coupable », le système pénal se désintéresse des questions de souffrance, de besoins, de guérisons et de responsabilisation, au profit d’une réponse rétributive.
D’après Ruth Morris, les deux types de victimes éprouvent cinq besoins : 1) celui de se sentir en sécurité au sein d’une communauté protectrice et bienveillante, la distance sociale entre auteur et victime ne faisant qu’accroître la peur et la colère, 2) le besoin d’obtenir des réponses, 3) le besoin de reconnaissance du préjudice subi, les discriminations systémiques méritant également d’être reconnues, 4) le besoin de réparation de la communauté, dans le sens d’un processus collectif de soin et de guérison redonnant à la victime la sensation qu’elle appartient à une communauté qui se soucie d’elle, et enfin, 5) le besoin de trouver du sens à leur histoire personnelle, notamment par le constat que leurs quatre premiers besoins sont rencontrés.

Ces besoins peuvent évoluer au fil d’un processus de transformation, notamment en réponse à l’attitude de l’auteur. Il s’agit avant tout de créer un cadre de prise en charge flexible, fondés sur l’écoute, l’empathie et le soin plutôt que sur des logiques punitives et excluantes.


Se sentir appartenir à une communauté protectrice et bienveillante

En pratique, dans les processus de justice transformatrice, la « communauté » s’organise en deux groupes poursuivant des objectifs différents. Un groupe de soutien à la victime est un espace où elle doit être entendue et crue. Il vise à nommer les besoins, les craintes, poser ses limites, créer des liens et trouver des solutions pour contrer l’isolement et lui assurer la sécurité. Il mettra également la victime sur la voie de la guérison en l’accompagnant dans la rencontre de ses besoins. Un groupe de responsabilisation se constitue également autour de l’auteur sous la forme d’un groupe de travail, d’un cercle de parole. Il doit permettre d’œuvrer à la transformation ainsi que de déterminer le processus de résolution du conflit. Cet espace peut également permettre d’organiser une confrontation de l’auteur à la colère de la communauté ou de la victime et d’accompagner celui-ci à l’entendre. Le soutien de la communauté et le non-recours à l’exclusion créent un sentiment de sécurité pour l’auteur, ce qui favorise sa prise de conscience et la reconnaissance de la situation. La responsabilité des dommages doit également être assumée dans le cadre de ce processus collectif.


Vision radicale et pratiques libératrices de la justice transformatrice

L’implication de la communauté dans la prise en charge des violences et de leur prévention s’apparente donc à un acte démocratique, reconnaissant à toute personne faisant partie d’une famille, d’un quartier ou d’une communauté, un rôle significatif que ce soit en tant que survivant·e ou auteur potentiel, et le devoir de s’investir pour un monde libéré de toutes formes de violence.

Les racines de la violence interpersonnelle étant considérées comme ancrées dans des systèmes de préjudice structurel, les conditions doivent être modifiées afin de l’éradiquer. Cependant, il n’existe pas de recette magique pour une transformation souhaitée. Le postulat que la transformation doit être collective implique de fournir à la communauté responsable toutes les ressources nécessaires pour s’autonomiser dans une prise en charge du préjudice évitant tant que possible de reproduire le cycle de la violence. Les dispositifs utilisés sont propres à chaque situation, mais les pratiques s’inscrivent dans des principes et pratiques émancipatrices. L’attention portée aux besoins offre aux victimes un cadre de réflexion et d’expression de ceux-ci, leur permettant de reprendre une forme de pouvoir sur leur histoire. Du côté de l’auteur du préjudice, cela permet d’éviter la stigmatisation sociale et les conséquences carcérales, tout en favorisant le mieux-être individuel et collectif.

Ce type de prise en charge demande donc des ressources humaines importantes, qu’il peut être difficile à mettre en place au sein de nos modes de vie capitalistes. Dès lors, bien que le système judiciaire ne constitue pas une réponse adaptée à la prise en charge des situations de violences interpersonnelles, il peut constituer pour les victimes une réponse crédible à leurs besoins concrets de justice.


Contre une appropriation par le système pénal

La justice transformatrice est issue de la critique des théories de justice réparatrice ou restaurative.

À leur origine, ces théories dénonçaient l’appropriation des conflits par la spécialisation et le monopole de l’appareil judiciaire ainsi que la dépossession corrélative de la victime vis-à-vis de sa propre affaire, et de la communauté vis-à-vis de la richesse des conflits. Cependant, les solutions proposées pouvaient parfaitement être aménagées en parallèle du système pénal, tel un palliatif : un processus centré sur la victime, dans une perspective de réparation ajustée à ses besoins et à la restauration des liens sociaux brisés. Une sanction éventuelle de l’auteurpouvant être évaluée au regard de la réparation de la victime. Il n’est donc pas surprenant que ce type de justice ait connu un grand succès ainsi qu’une appropriation croissante par la justice pénale.

En effet, de nombreux programmes de justice réparatrice sont désormais intégrés au système pénal. Bien qu’ils parviennent à faire passer la notion de préjudice de l’individuel au collectif en mettant en avant le rejet des formes de justice punitive, ils restent liés aux instances étatiques chargées de la punition. La menace d’une sanction pénale « plus lourde » pèse alors toujours dans la participation des personnes condamnées par le système pénal à prendre part à des processus de réparation.

Ces mécanismes peuvent constituer des réponses satisfaisantes aux besoins des victimes dont celui de réparation, notamment via la participation des auteurs. Cependant, l’idée de « restaurer » les liens sociaux se réfère directement à la situation dans laquelle se trouvaient les protagonistes avant le conflit, dépeinte comme un état désirable auquel il faudrait pouvoir revenir. De ce fait, la restauration ignore, elle aussi, les injustices systémiques ainsi que la responsabilité de la société.

Elle participe à empêcher l’émancipation des dynamiques sociales oppressives, dans lesquelles les institutions sont nécessairement imbriquées. Il en résulte également une dépendance continue à l’égard du monopole de la violence par l’État, via l’intervention de la police et les poursuites judiciaires répressives.

Les conflits mettent en lumière les rapports implicites. Les situations problématiques qui en découlent sont autant d’occasions de se saisir de leur richesse et d’œuvrer à la transformation des conditions d’existence de la violence. Cependant, l’inaptitude à faire face à la conflictualité et aux divergences reste un obstacle majeur à la capacité à apporter des réponses collectives et communautaires émancipées des logiques punitives. Aussi, il est urgent et nécessaire de se réapproprier la prise en charge des conflits et de penser des horizons désirables en faveur de mécanismes de résolutions n’invisibilisant pas les dynamiques structurelles qui s’y jouent. Ainsi, chacun·e pourra choisir de se tourner vers la forme de justice qui correspond le plus à ses besoins et ses convictions.

[Pour approfondir le sujet, nous suggérons la lecture de l’excellent numéro 6 de la revue belge La Brèche, intitulé « Désirs de justice, Tentatives aux marges du pénal », 2024-2025.]

1 Ruth Morris, « Deux types de victimes : répondre à leurs besoins », 1998 in Gwenola Ricordeau, Crimes et Peines. Penser l’abolitionnisme pénal avec Nils Christie, Louk Hulsman & Ruth Morris, Grevis, 2021.