3 – Le système pénal doit être interrompu plutôt que réparé

Margaux Coquet – Docteure en droit, Chercheuse à l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC)

Chronique 212 | Violences conjugales : Comment rendre justice ?

L’abolitionnisme pénal est un mouvement militant enraciné dans une démarche scientifique de remise en question radicale des croyances associées à la justice criminelle. Prenant acte de la déconnexion entre ce que le droit répressif prétend faire et ce qu’il fait vraiment, l’abolitionnisme s’attache à démontrer le caractère structurel et indépassable de ses écueils, et la nécessité de penser la justice en dehors du système pénal.

 

L’intervention du système pénal est exceptionnelle

Il n’est pas rare de trouver dans les manuels de droit criminel comme dans les décisions de certaines juridictions le principe selon lequel l’intervention pénale serait nécessaire au maintien de l’ordre social et à la pérennité des sociétés démocratiques. À rebours de la justification mythifiée du rôle social de la justice pénale, les abolitionnistes mettent en avant les données empiriques relatives à son activité réelle. Les travaux sur le chiffre noir de la criminalité mettent en effet en lumière le caractère exceptionnel de l’intervention du système pénal, les autorités de police n’ayant bien souvent même pas connaissance de l’existence des faits commis. La majorité des situations criminalisées étant donc d’ores et déjà traitée en dehors d’un système judiciaire, les abolitionnistes en déduisent que les alternatives à la justice criminelle sont de facto la règle sans que l’on puisse donc clamer la nécessité d’avoir recours à la violence étatique pour garantir l’intégrité du corps social.1

 

Le système pénal reproduit et renforce des rapports de domination structurels

Bien que l’intervention du système pénal soit légitimée par la prévention des comportements les plus graves, dans les faits, la majeure partie des condamnations concernent des affaires courantes d’atteintes aux biens, de consommation et de vente de stupéfiants, et des violences interpersonnelles de faible gravité. À l’inverse, la justice pénale ne se saisit que marginalement des comportements les plus socialement destructeurs, à l’instar de la criminalité économique, environnementale ou politique. Ces processus de criminalisation à deux vitesses dont attestent chaque année les statistiques judiciaires concernent également les personnes visées par l’appareil répressif, parmi lesquelles se trouvent largement surreprésentées les personnes pauvres, racisées ou étrangères. Irrigué par une riche littérature intersectionnelle, l’abolitionnisme pénal retrace la généalogie des savoirs et pratiques pénales et met en lumière les rapports de pouvoir qui les traversent ainsi que leur rôle dans le maintien d’un ordre social inégalitaire et violent, fondés sur des dominations de classe, de race et de genre, notamment.2

 

Le crime n’existe pas en tant que tel

Si les situations criminalisées sont bien réelles et leurs conséquences parfois dramatiques, le concept de « crime », lui, rassemble une large gamme de situations fondamentalement différentes les unes des autres et n’ayant en commun que le fait d’avoir été désignées comme tel à l’issu d’un processus législatif – et donc politique. Alors qu’elles relèvent de problématiques matérielles et criminologiques hétérogènes, ces situations sont soumises à un traitement pénal relativement indifférencié, qui préconise, par définition, l’exécution d’une peine. L’abolitionnisme pénal invite à problématiser l’opportunité d’avoir recours à un système uniformisé pour prendre en charge des problèmes pour lesquels ni dans l’étude de leurs conséquences, ni dans celle des solutions à apporter, on ne peut trouver de dénominateur commun.3

 

La fonction préventive de la peine n’a jamais été démontrée

Le recours à la sanction pénale est légitimé par les fonctions qui lui sont associées, au premier rang desquels l’on trouve la fonction de prévention générale. Aux termes de cette fonction, la menace de la peine doit prévenir la survenance du crime en dissuadant les membres d’une société d’en commettre. L’association entre punition et dissuasion relève pourtant uniquement de l’intuition : les abolitionnistes (tout comme les rédacteurs du nouveau Code pénal belge) soulignent le peu d’études scientifiques menées sur le sujet, et constatent au contraire l’ambivalence des données empiriques existantes. Les quelques études d’ampleur qui se sont essayées à mesurer la fonction de prévention générale ont ainsi dû se contenter de conclure que « la menace de la peine n’apparaît efficace, en principe, que pour les catégories de personnes pour lesquelles elle n’est pas utile », c’est-à-dire les personnes dont « l’attirance pour la déviance 4 » est déjà marginale. Rien ne prouve, en conséquence, que la peine soit en mesure de remplir l’objectif de prévention qui lui est assignée.

 

La justice pénale n’est pas conçue pour répondre aux besoins des victimes

Bien que l’argument victimaire soit fréquemment invoqué dans les discours publics pour justifier un alourdissement du dispositif répressif, le système pénal n’est pas pensé pour prendre en charge de manière adéquate les personnes victimes d’infraction. Bien au contraire, le processus pénal, élaboré autour de l’opposition entre la personne accusée et la société représentée par le Ministère Public, entraine bien souvent des phénomènes de victimisation secondaire, du fait de l’aliénation et de la violence subies par les personnes victimisées qui se trouvent interrogées, scrutées et malmenées à la recherche d’une contradiction ou d’une attitude susceptible de venir confirmer ou atténuer la responsabilité de l’auteurice. L’abolitionnisme pénal prend acte de ces lacunes structurelles et propose la mise en place de processus de justice susceptibles de répondre aux besoins spécifiques des victimes, à l’image du besoin d’obtenir des réponses à leurs questions sur les faits, de donner un sens à ce qu’elles ont subi ou encore du besoin de sécurité.5

 

Le traitement pénal des auteurices d’infraction est violent et contre-productif

Si les fonctions positives de la peine ne sont pas démontrées, nombreuses sont les études qui mettent en lumière les effets délétères de la réponse pénale vis-à-vis des personnes suspectées ou condamnées qui se trouvent tour à tour stigmatisées, appauvries, isolées et aliénées par le processus répressif, entravant d’autant leur capacité et leur volonté de se responsabiliser. Les abolitionnistes insistent en outre sur l’impossibilité d’assurer le caractère proportionné de la sanction pénale, faute de pouvoir quantifier objectivement la gravité de l’infraction, comme la souffrance ressentie lors de l’exécution de la condamnation. Iels relèvent enfin la déconnexion artificielle de la faute individuelle et de son contexte, qui entraine l’invisibilisation des facteurs socio-économiques à l’origine des situations problématiques envisagées – pauvreté, exclusion sociale, addictions …. – et ne permet donc pas de leur apporter une réponse satisfaisante et durable.6

 

Le monopole étatique de gestion de la violence produit du désinvestissement social

Les effets pervers du système de justice criminelle n’affectent pas seulement les personnes victimisées et condamnées : elle touche la société dans son ensemble. Le monopole étatique de gestion de la violence produit un désinvestissement social, une perte de compétences en matière de gestion du collectif et entraine la polarisation des conflits sociaux. L’un des enjeux de l’abolitionnisme pénal est de permettre aux individus et aux communautés de se réapproprier la prise en charge des conflits et de réapprendre, par ce biais, à composer avec l’altérité.7

 

La lutte contre les systèmes répressifs est indissociable de celle pour la justice sociale

La littérature abolitionniste n’est pas homogène. Sont ainsi tour à tour visées les prisons, le principe de l’enfermement punitif, la police, le pouvoir étatique de punir, le système pénal ou le complexe industriel carcéral et migratoire – définie comme l’enfermement de masse et la privatisation de l’enfermement des personnes criminalisées et des personnes migrantes 8. Ils sont toutefois indissociables d’un engagement explicite en faveur d’une justice sociale effective, et des luttes contemporaines contre l’ordre social capitaliste, la suprématie blanche, le patriarcat et le validisme.

 

La critique radicale du système pénal lui est contemporaine

Si le mouvement abolitionniste auto-référencé apparaît dans les années 1970, on trouve dès la naissance du système pénal moderne des travaux mettant en exergue les impasses de la criminalisation, ses effets sur les populations précarisées et la nécessité de penser d’autres formes de prise en charge des conflits 9. Aujourd’hui, il recoupe des démarches plurielles qui font référence ou non aux auteurices initiaux et qui se nourrissent de la Black Radical Tradition et des théories critiques décoloniales, féministes, Queer ou anti-validistes . Dynamique, l’abolitionnisme n’en demeure pas moins permanent, attestant ainsi de la pertinence de la critique qu’il formule, et du caractère indépassable des écueils du système répressif.

 

Un système à interrompre plutôt qu’à réparer

Malgré leur diversité, les discours abolitionnistes s’accordent sur un point essentiel : le système pénal est structurellement vicié et ne peut être amélioré. Les tentatives de réforme, même bien intentionnées, n’ont fait qu’étendre son emprise sur la vie sociale, sans en atténuer les effets délétères. Sortir pour de bon des impasses de la criminalisation nécessite d’œuvrer collectivement à son interruption et à la création d’autres formes de justice susceptibles de répondre aux besoins des personnes et communautés directement concernées et d’entrainer, à terme, une transformation sociale à grande échelle.10

1 J. Bernat de Celis et L. H.C Hulsman, Peines perdues, le système pénal en question, Le centurion, 1982
2 A. Davis et al., Abolition. Féminisme. Maintenant., éditions Daronnes, 2025. 
3 L. H. C Hulsman, « Critical Criminology and the Concept of Crime », Contemporary Crises, N°10, 1986, pp.
63-80, traduit dans G. Ricordeau (eds.), Crimes et Peines. Penser l’abolitionnisme pénal avec Nil Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris, Caen, Grevis, series : « Enquêtes politiques », 2021. 
4 G. Kellens, Punir. Pénologie & Droit des sanctions pénales, Éditions juridiques de l’Université de Liège, pp. 91-100
5 R. Morris, « Two Kinds of Victims: Meeting their Needs », Journal of Prisoners on Prisons, vol. 9, no 2, 1998, pp. 93-98, traduit dans G. Ricordeau (eds.), op. cit
6 N. Christie, Au bout de nos peines, Bruxelles, Larcier, 2005.
7 N. Christie, « Conflicts as Property », British Journal of Criminology, N°17, 1977, pp. 1- 15, traduit dans G. Ricordeau (eds.), op. cit.
8 T. Golash-Boza, « The Immigration Industrial Complex: Why We Enforce Immigration Policies Destined to Fail », Sociology Compass 3/2, 2009, pp.295–309.
9 V. Notamment W. Godwin, Enquiry Concerning Political Justice and its influence on Morals and Happiness, London: G.G and J. Robinson, 1793.
10 Le mouvement américain « Interrupting Criminalization » propose une plateforme de ressources en libre accès visant à construire un monde exempt de criminalisation, de surveillance policière, de sanctions et de violence. https://www.interruptingcriminalization.com