Juliette Béghin, déléguée socio-politique chez Bruxelles Laïque et membre de la commission Prison de la Ligue des droits humains
Chronique 212 | Violences conjugales : Comment rendre justice ?
Les discours politiques contre l’impunité et les mesures visant à augmenter le recours à l’emprisonnement démontrent un mépris total à l’égard des experts et de la société civile active dans la défense des droits humains qui, depuis des décennies, dénoncent le caractère contre-productif et les effets délétères de l’emprisonnement.
Ce populisme pénal est d’autant plus illogique que, globalement, la délinquance est en baisse. Un populisme qui entraîne, en revanche, des coûts financiers et psycho-sociaux colossaux.
Quand la prison aggrave ce qu’elle est censée réparer
Le passage en prison renforce toutes les problématiques qu’elle prétend résoudre. Elle renforce la récidive (souvent la fabrique) et loin de réinsérer, de corriger, « elle va plutôt accentuer, voire favoriser son insertion dans une culture déviante. Les citoyens incarcérés quittent la prison plus traumatisés (…) et le système punitif de la prison exacerbe des émotions négatives, telles que la peur ou la colère, et amène à une méfiance à l’égard de l’autorité, ce qui peut mener à de l’hostilité et de la violence une fois libérée 1 ». La prison « a un impact sur l’inhibition des comportements inappropriés et sur la capacité à évaluer les conséquences de ses actions ». En d’autres termes, loin de permettre une remise en question, elle entraîne un sentiment de victimisation des personnes incarcérées. La « peine » privative de liberté est finalement une réaction sociale consistant à répondre à la violence par la violence.
Or, « Ajouter de la souffrance à la souffrance est un pur non-sens. Le malheur ne rend ni serein, ni meilleur, ni intelligent. Le malheur abîme. Celles et ceux qui sont passés par la prison gardent pour toujours en eux de l’amertume, de la rancœur »2. Les conditions de détention, le non-respect de droits fondamentaux et le phénomène de surpopulation cimentent cet effet pervers de « victimiser » les personnes censées prendre conscience des effets répréhensibles de leurs « délits ». La fonction de « rédemption » est mise à mal et est donc exclusivement discursive. Les directions des prisons sonnent l’alarme depuis des lustres, tel récemment, Vincent Spronck : « Les conditions de détention sont innommables. Il faut voir dans quel état sortent les gens qui vivent cela, une fois qu’ils sont libérés. C’est une catastrophe »3 .
L’institution carcérale est également un lieu qui contraint à des comportements virilistes toxiques et accentue toutes les caractéristiques du patriarcat. Cette donnée fondamentale est extrêmement préoccupante concernant plus spécifiquement les auteurs de violences conjugales incarcérés : comment prendre conscience des violences faites aux femmes déjà trop largement tolérées par nos sociétés patriarcales dans un lieu qui en amplifie toutes les caractéristiques ? Il en résulte une déresponsabilisation des auteurs et dans certains cas un renforcement mutuel entre co-détenus quant à la « normalité » des violences domestiques. Ce renforcement trouve également sa source dans la forme du procès pénal qui encourage les auteurs à user de tous les moyens offerts par le droit à la défense pour minimiser les faits reprochés.
Les violences conjugales sont pourtant complexes étant donné la proximité des « auteurs-victimes ». Il est évident que le besoin de sécurité et de protection des victimes doit être entendu. La prison peut se concevoir comme « une mise à l’écart » provisoire – sans certitude que ces auteurs ne récidiveront pas ensuite. Les victimes sont souvent poussées à porter plainte – comme si seule cette démarche permettait la prise en compte de leurs besoins – et ainsi mettre potentiellement (vu le faible taux de poursuites) en marche la machine pénale4 avec des conséquences, en cas d’emprisonnement de l’auteur, peu prises en compte : victimisation secondaire de la victime, prise en charge mentale et financière de la victime (qui, par exemple, ne percevra plus de contribution alimentaire 5 et se retrouve seule avec charge de ménage), escalade des conflits, etc. Et concernant l’auteur, comme dit plus haut, souvent l’exacerbation de sa violence et la déresponsabilisation de ses actes. Exactement le contraire attendu d’une mesure visant à protéger et accompagner les situations de violence domestique.
Des réponses qui font fi de la réalité des victimes
Elles sont nombreuses pourtant à avoir besoin de protection par des mesures plus constructives et une meilleure compréhension des dimensions systémiques et structurelles de telles situations. Les témoignages sont éloquents : « Telle cette femme dont le compagnon purge actuellement une peine de dix-huit mois de prison pour des violences verbales et dégradations matérielles à son encontre commises sous l’effet de l’alcool. Ce n’était pas la première fois. Elle dresse des précédentes condamnations de son partenaire un bilan amer : « La prison n’empêche pas la récidive. Elle détruit mais ne résout pas les problèmes psys, les addictions… La sortie est “sèche”, pas assez de contrôle, de soutien. » « J’aurais préféré qu’il y ait des soins, un suivi, pas de la prison ferme car ça n’arrange rien du tout », confie une autre femme, dont le conjoint a écopé, en comparution immédiate, d’une peine de dix-huit mois pour des violences à son encontre. Une interdiction de contact a aussi été prononcée. « J’en ai souffert, témoigne-t-elle. J’aurais préféré qu’il n’y ait rien
de tout ça. Si c’était à refaire, je ferais les choses différemment. Ça été trop vite et trop sévère ». Le risque qui se lit en filigrane :
que dans le futur, les victimes préfèrent passer sous silence des violences, si celles-ci venaient à se reproduire. « Parmi les dossiers classés que j’ai pu examiner, il y a des plaignantes qui se désistent de la procédure, notamment dans le cadre conjugal, parce qu’elles ne veulent pas aller jusqu’à envoyer leur conjoint, amant, petit ami devant une cour d’assises et en prison. Parce qu’elles l’aiment, que c’est le père des enfants, qu’elles estiment qu’il a compris, ou qu’il a surtout besoin d’aide, d’être soigné 6 ».
Une même violence, des peines différentes
Il est à noter que si les violences sexistes et sexuelles ont pendant longtemps été peu prises en considération par la pénalité (faible taux de plaintes et de poursuites), « dans le sillage du mouvement #NousToutes, jamais autant d’hommes n’ont été condamnés à de la prison ferme pour ces violences 7». Et si les violences conjugales touchent tous les milieux, la proportion condamnée à la prison concerne davantage les milieux défavorisés. De manière générale, la prison est un outil de gestion de la pauvreté. Comme le rappelle l’Observatoire International des Prisons : « Contrairement à ce qu’on peut entendre, la prison, ça n’arrive pas à n’importe qui : ce système vise et affecte prioritairement et massivement les populations pauvres, celles issues de l’immigration, de l’histoire coloniale.
Même si on se focalise sur les violences sexuelles, on se rend compte que les personnes condamnées pour viols en France sont quasiment à 100 % pauvres et immigrées, alors même que les enquêtes de victimation montrent que ces violences touchent tous les milieux sociaux 8». Les violences commises par les hommes ne risquent donc pas les mêmes peines selon leur origine ethnique, leur classe ou leur profession. Cette justice de classe et de race plaide pour d’autres modalités de prises en charge de la violence conjugale.
Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître : une autre justice pour une autre société

Les courants et expériences de justice restauratrice et transformatrice (qui met en avant la responsabilité collective face aux actes des individus) sont les plus intéressants dans le domaine car ils prennent davantage en compte les besoins des victimes mais aussi l’accompagnement de l’auteur et la responsabilité de la société. L’enjeu devrait moins être de faire appel à un État soi-disant protecteur que de construire collectivement des ressources aux victimes de violences conjugales. Il devient urgent de se former à des approches communautaires et non-violentes de résolution des problèmes et mettre en place des réseaux de solidarités, etc. comme le préconise des
chercheuses comme Gwenola Ricordeau9. Elle plaide également pour faire porter les luttes sur les conditions matérielles et financières de l’émancipation et de l’autonomie des femmes et développer des approches non punitives des “crimes”. Des approches que nous adoptons assez naturellement pour résoudre les conflits avec les personnes qui nous sont chères.
Il est urgent aussi de s’intéresser au phénomène peu connu de l’emprise et du contrôle coercitif, non pas pour davantage punir et incarcérer mais pour mieux soutenir les victimes ainsi que les auteurs ; et comprendre ses phénomènes à l’aune de nos structures fondées sur les violences systémiques faites aux femmes », dont le patriarcat et « la culture du viol » en sont des composantes.
Les violences domestiques sont aussi à considérer comme un problème à la fois économique, social, de santé publique et de droits humains10. Il est fort à parier que l’augmentation de la paupérisation de la société va entraîner une augmentation des violences interpersonnelles. Les causes sont donc également liées à nos politiques socio-économiques.
S’il est contre-intuitif/instinctif pour une femme de se déclarer suspecte à l’égard de la prison, de surcroît concernant la violence faite aux femmes dont nous sommes toutes, à des degrés divers, concernées, nous avons toutes et tous à y gagner pour tenter de diminuer ce fléau qu’est la violence patriarcale. Comme le rappelle Audre Lorde, poétesse et militante féministe, engagée dans le mouvement des droits civiques en faveur des Afro-américains : "Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître". 1 Emilie Caspar, « Carta Academica : pourquoi la prison ne permet-elle pas d’empêcher la récidive », Le Soir, 11 novembre 2023. 2 Joël Charbit, Shaïn Morisse, Gwenola Ricordeau, Brique par brique, mur par mur. Une histoire de l’abolitionnisme pénal, Ed. Lux, 2024, p. 8 3 Vincent Spronck, RTBF actus, 6 août 2025. 4 Pour en savoir plus : Matrice pénale. Les femmes et la justice, podcast Ébullitions de Bruxelles Laïque, 2022 ; Bruxelles Laïque | Festival des Libertés 2021 | Débat | La matrice pénale 5 Anne Lemonne et Christophe Mincke, « Respecter les victimes. Vraiment », Bruxelles Laïque Echos, numéro 81, 2013. 6 Violences faites aux femmes : la prison est-elle la solution ? – Observatoire International des Prisons – France. 7 Violences faites aux femmes : le système pénal ne résout rien – Observatoire International des Prisons 8 Violences faites aux femmes : le système pénal ne résout rien – Observatoire International des Prisons 9 « Le système pénal prévient mal les violences faites aux femmes » - CQFD, mensuel de critique et d'expérimentation sociales) Joël Charbit, Shaïn Morisse, Gwenola Ricordeau, Brique par brique, mur par mur. Une histoire de l’abolitionnisme pénal, Ed. Lux, 2024, p. 210.