Aline Wavreille, chargée de communication à la Ligue des droits humains
Chronique 212 | Violences conjugales : Comment rendre justice ?
En Belgique, une femme sur trois de plus de 18 ans a déjà vécu de la violence dans son couple, par un partenaire ou un ex-partenaire intime, selon une enquête européenne publiée en avril 2024. Au moins 26 femmes sont également mortes sous les coups de leur (ex)-conjoint l’année dernière. La justice se saisit parfois de ces dossiers de violences systémiques, mais la procédure est lente et produit d’autres violences et discriminations. Rencontre au Centre de Prévention des violences conjugales et familiales (CPVCF) avec Victoria et Kadiatou [prénoms d’emprunt], toutes deux victimes de violences conjugales.
Attention, cet article comporte des récits de violences.
L’emprise
« L’homme parfait est arrivé dans ma vie, il était celui que j’attendais. Pourtant, très vite, il a commencé à me contrôler, à toujours chercher à savoir où j’étais, ce que je faisais. Au début, moi, j’ai pris ça pour de l’amour », se souvient Victoria. La violence ira crescendo. « D’abord, il s’agissait de violences psychologiques. Selon lui, j’étais bête, pas assez forte, je ne savais pas y faire avec mes enfants. Il disait qu’il allait me quitter, mais pour moi, c’était impensable : il était l’homme qui allait me sauver. Alors, je le suppliais de rester ». L’engrenage s’enclenche, la violence devient physique. « Des empoignades, des bousculades, des petites gifles. Et puis, pour qu’il accepte de me pardonner, il m’imposait des relations sexuelles, dans des positions très physiques. Tous les soirs, tous les matins. Il me disait que si je m’étais bien comportée, rien de tout ça ne se serait passé. Ces violences, c’était de ma faute ».
Mon Taj Mahal, la mort à l’intérieur
Victoria endure ces violences psychologiques, physiques et sexuelles durant des mois. Des violences économiques aussi. « Je devais lui prêter de l’argent alors qu’il avait une très bonne situation et un bon salaire, à tel point que je ne pouvais plus sortir ni même mettre de l’essence dans ma voiture. Si mes enfants, né·es d’une première relation, me demandaient de l’argent, je devais passer par lui ». Victoria était sous emprise et le déménagement hors de Bruxelles, un moment de bascule. « C’était une magnifique maison, mon ‘Taj Mahal’. Mais la mort à l’intérieur. Je n’avais pas le droit de parler, de choisir la déco ni même de mettre des photos de mes enfants sur les murs ». Victoria fera des allers et retours, le quitter puis revenir, notamment lorsque son ex-conjoint menace de se suicider. Jusqu’au jour où elle voit la mort en face : les coups sont de plus en plus forts. « Un jour, j’avais un énorme bleu et les lèvres complètement déchirées. J’ai montré mon visage à l’amie de ma fille qui dormait à la maison, à l’improviste. J’ai dit : il m’a frappée. Ça voulait dire : ne me laissez plus retourner chez lui. Je suis allée me réfugier chez ma sœur et ma famille m’a poussée à porter plainte ».
Coups et blessures, viols aussi
La déposition au commissariat a été déterminante pour Victoria. « Je venais déposer plainte pour coups et blessures. Puis, au fil des questions que la police me posait, je me suis rendu compte que j’étais aussi victime de viols. Je n’en étais même pas consciente. Là, tout est sorti et c’est grâce à leurs questions. On m’a ensuite redirigée vers la cellule EVA, un service de police « spécialisé » dans la prise en charge de victimes. J’ai depuis été suivie par le CPVCF ». L’enquête que réalisera par la suite la police révélera l’ampleur des dispositifs de surveillance mis en place par l’ex-conjoint de Victoria : les caméras de surveillance dans la maison, le piratage de ses comptes, le traceur sous sa voiture, les enregistrements des viols subis, etc. Victoria prend la mesure – insoutenable – de l’entreprise de contrôle mise en place par son agresseur.
Ça se règle « entre vous »
« Les affaires de famille, ça arrive et ça se règle entre vous ! » L’intervention de la police, Kadiatou estime quant à elle qu’elle est venue « autoriser » le comportement de son ex-mari. « Quand la patrouille est intervenue, c’était la fête. Monsieur leur a offert un café. Pour moi, ça a empiré : mon ex-conjoint a vu que la police n’agirait pas contre lui. Il a commencé à jeter des tasses, des assiettes, à péter un câble. Je me suis enfermée dans une chambre pour me protéger. Moi qui suis étrangère, qui n’ai pas de famille ici, nulle part où aller, je pensais que la police allait me sauver, me mettre en sécurité. Mais c’était tout le contraire ».
Au Centre de Prévention des violences conjugales et familiales, ces témoignages sont très fréquents. « Les situations des personnes noires, arabes, sont plus souvent négligées par la police. On vous laisse régler tout ça entre vous. Ce sont des familles qui sont livrées à elles-mêmes. », explique la directrice du centre, Yamina Zaazaa. « Il y a vraiment une discrimination de race et de classe : on ne traite pas les femmes dans des situations socio-économiques difficiles et qui n’ont donc pas de réseau, de moyens, de la même manière que les autres ». Et cette dimension raciste existe aussi auprès des cellules EVA. « Sans compter que certaines communes s’improvisent cellules EVA, sans être formées ». Or, cette première intervention policière ratée risque de peser tout le long de la procédure judiciaire qui suit, rajoute Gertraud Langwiesner du CPVCF.
« La justice est du côté des papas »
Deux ans et 8 mois après sa séparation, Kadiatou a aussi écumé les audiences devant les tribunaux, notamment celui de la famille pour les questions de garde des enfants. « Je suis choquée, parce que j’ai tout raconté, j’ai tout dit, je ne sais plus quoi ajouter. Les juges, eux, laissent mon ex-conjoint dérouler ses mensonges, il a le temps de parler et c’est tellement choquant de l’écouter, sans réagir. Pourquoi on le laisse parler et introduire un appel alors que c’est moi la victime ? Je l’ai prouvé, avec des certificats médicaux, etc. Je suis déçue : en Belgique, la justice est du côté des papas ».
La justice s’inscrit en tous cas dans « un système patriarcal, où domine une certaine construction des rôles », décrypte Gertraud Langwiesner. « La domination n’y est pas déconstruite. Or, les agresseurs de violences conjugales sont des experts dans le contrôle coercitif – cette série d’actes du partenaire qui vise à restreindre la liberté et les ressources de sa victime – jusque devant la justice. Cela signifie qu’ils manipulent les institutions, qu’ils vont épuiser toutes les démarches, pour finalement épuiser les professionnel·les elleux-mêmes. (…) On forme les femmes qui traversent ces procédures, mais quand on est en face d’institutions qui n’ont pas cette lecture, c’est vraiment compliqué. Les choses traînent et les victimes n’ont plus la force ou les moyens de se défendre. Elles abandonnent et l’agresseur, lui, poursuivra les violences ».
Former la justice, les avocat·es, les magistrat·es
La clef, selon le Centre de prévention des violences conjugales et familiales, est donc de former les professionnel·les qui interviennent tout le long de la chaîne pénale. La police, donc mais aussi les magistrat·es, pour qu’iels disposent des connaissances nécessaires pour déceler les mécanismes sous-jacents aux violences conjugales, ce que prévoit notamment la loi Stop féminicide entrée en vigueur en octobre 2023. Et enfin, les avocat·es, trait d’union entre les victimes et la machine judiciaire.
Au début de sa procédure, Victoria avait fait appel à une avocate pro deo. Elle n’avait pas les moyens de faire autrement, elle qui avait tout perdu suite à la séparation. Cette avocate était absente. « C’est moi qui faisais le boulot. Je portais plainte à chaque nouvelle agression : harcèlement – lorsqu’il postait par exemple des photos de moi nue sur les réseaux, lorsqu’il appelait mes enfants, les menaçait, etc. Je me suis constituée partie lésée et c’est en appelant le numéro du procureur que cela a permis de reconstituer le dossier et de comprendre que toutes ces plaintes n’étaient en fait qu’une seule et même affaire. Jusqu’ici, chaque acte était pris isolément, ça ne communiquait pas ».
Pour ne pas tomber dans le piège
De son côté, son ex-conjoint a lui aussi déposé plainte et frappé à la porte de la cellule EVA pour viol et séquestration. Victoria rit en soulignant le surréalisme de la situation, et pourtant… « Souvent face à la stratégie de l’auteur, on peut tomber dans le piège, si on ne comprend pas le processus de domination conjugale », souligne Yamina Zaazaa. « La semaine passée, l’avocat d’une dame lui expliquait que cela allait être difficile de convaincre le tribunal que son mari l’avait frappée, parce qu’il se déplaçait avec des béquilles. Les auteurs de violence sont dans ce que l’on appelle une stratégie d’attrition, c’est-à-dire qu’ils arrivent à vous mettre en compassion avec ce qu’ils vivent. Et si vous n’avez pas une lecture large sur le jeu et l’emprise de cette domination, vous pouvez tomber dans le panneau ».
Aujourd’hui, Victoria est accompagnée d’une avocate formée. « Elle m’explique les étapes de la procédure, elle m’informe dès qu’elle reçoit un courrier, elle ne me laisse jamais avec des points d’interrogation. Je vois la procédure évoluer. J’ai confiance, elle me consulte, à chaque étape, chaque démarche ». Cette nouvelle avocate et celles qui sont formées aux violences conjugales « renforcent le pouvoir d’agir des femmes. Sans cela, les femmes se sentent dépossédées », appuie Gertraud Langwiesner, « et les rapports de pouvoir se prolongent à travers les démarches juridiques ».
Victoria dispose d’un nombre important de preuves, ce qui n’est pas le cas dans d’autres dossiers, où c’est la parole de la victime contre celle de l’agresseur. Le nombre de dossiers classés sans suite est vertigineux. En 2022, un tiers des affaires de violences entre partenaires avait reçu un traitement sans poursuites pénales pour des motifs techniques – c’est-à-dire lorsqu’une affaire ne contient pas de charges suffisantes pour identifier un auteur selon le ministère public – et l’autre tiers avait reçu un traitement sans poursuites pénales pour des motifs d’opportunité – lorsque le ministère public choisit délibérément de ne pas poursuivre.
Être reconnue victime par la justice
Kadiatou et Victoria attendent d’être reconnues victimes par la justice et « de pouvoir passer enfin à autre chose, parce que cela m’empêche de vivre », dit Victoria. Son procès pourrait avoir lieu dans l’année. « Pour la garde des enfants, quelques années auparavant, je n’étais pas préparée à être confrontée à la justice. On m’a pris pour une hystérique, ça m’a porté préjudice. Imaginez, au pénal, entendre que mon agresseur m’accuse de viol ? Comment ne pas crier qu’il inverse les rôles ? Alors, je me prépare. Je serai prête à l’affronter. Et je pense que toutes les femmes victimes de violences conjugales doivent se préparer à cette étape du tribunal ».