Diane Bernard, professeure à l’UCLouvain Saint-Louis, membre de l’association Fem&LAW
Chronique 212 | Violences conjugales : Comment rendre justice ?
Dans les cercles progressistes, les alternatives au procès pénal ont la cote – et on le comprend : qui n’est pas scandalisé·e par la lourdeur et la dureté des procédures judicaires, choqué·e par les propos sexistes, classistes et racistes trop fréquemment tenus dans le prétoire, mortifié·e face à l’état de nos prisons ? Sans même adhérer nécessairement à l’abolitionnisme pénal ou carcéral, qui n’a pas été bouleversé·e par le film Je verrai toujours vos visages, convaincu·e par le résultat d’une médiation ou enthousiasmé·e à l’idée que le dialogue et nos émotions puissent (re)trouver une place au cœur de nos institutions collectives ?
Reste qu’indépendamment même de sa réalisation concrète, entravée par le manque de moyens et de clairvoyance politique, le choix de renoncer au pénal au profit de ses alternatives n’est peut-être pas aussi évident qu’on peut le penser à première vue – en général et a fortiori face à un contentieux aussi délicat, intime et politique, que celui des violences conjugales. La littérature à ce propos est foisonnante, nuancée, complexe, et cet article ne visera donc pas à la synthétiser 1 : à gros traits, il s’agira ici d’esquisser quelques réflexions méta, ou questions de fond, qui me paraissent traverser le débat sans toujours être clairement formulées.
Après trois remarques introductives, je tâcherai ainsi d’identifier certains points de tension entre la voie pénale et ses alternatives, à partir d’abord des objectifs et fonctions du procès puis en prêtant attention au mode opératoire des dispositifs judiciaires et extra-judiciaires.
De quoi parle-t-on ?
Trois précisions me semblent nécessaires au balisage de la réflexion : elles concernent respectivement les violences elles-mêmes, le pénal et ses alternatives. Premièrement, cet article porte sur les violences conjugales et les réponses variées qu’on peut (imaginer) leur apporter ; voulant nourrir le débat plutôt qu’entrer dans des considérations techniques, j’entends traiter de ces faits et des réponses qu’ils peuvent recevoir en général, au sens large, et donc notamment sans détailler comment les violences conjugales sont définies par les expert·es ni prétendre témoigner de l’expérience propre à chaque personne concernée. Cette posture globalisante, un peu en surplomb, fragilise indéniablement les arguments qui suivent : ils seront généraux, très, trop, alors que la question qui est ici posée par la Ligue des droits humains vise une grande diversité de comportements, qui adviennent dans des circonstances variées et sont vécus d’une façon toujours singulière.2
Ma deuxième remarque introductive concerne le pénal lui-même : pour éviter les imbroglios, il me paraît important de bien différencier ses objectifs et ses fonctions théoriques, d’une part, et leur réalisation concrète, d’autre part – on le fera, plus loin, dans la dernière section de cet article, mais la distinction mérite d’être soulignée dès l’abord. On peut ainsi trouver un sens au principe même des procédures pénales, par exemple, et critiquer néanmoins les classements sans suite trop systématiques des plaintes pour violences, les stéréotypes qui suintent souvent dans le prétoire, l’arriéré judiciaire et les conditions de détention. Dans cet ordre d’idées, il semble logique de ne pas confondre pénal et carcéral : il existe diverses façons de punir et on peut donc vouloir abolir la prison sans plaider nécessairement pour l’abandon du système pénal dans son ensemble – on pourrait même, aussi, être favorable à l’incrimination (donc à la définition d’infractions) et au procès(sus) pénal mais défavorable à toute pénalisation (c’est-à-dire opposé·e au prononcé de peines).
La troisième et dernière précision qui me paraît nécessaire concerne les alternatives à l’action pénale. Pour le dire platement, il n’est pas facile de s’y retrouver : dans la littérature scientifique et associative qui leur est consacrée, on trouve des réflexions hyper générales autant que des témoignages personnels, ce qui mobilise évidemment des registres très différents, et, en plus, on découvre une terminologie qui désigne de façon parfois discordante des mécanismes très variés (offre restauratrice, réparatrice, transitionnelle, de médiation, de formation, etc., autant de dispositifs qui peuvent être imposés par un·e juge ou relever de la seule décision des personnes concernées, compléter une peine, la remplacer ou être organisés indépendamment de toute procédure judiciaire, etc.).
Clarifions donc la situation qui nous concerne de plus près. En Belgique, la plupart des violences conjugales constituent des infractions. Par conséquent, si une plainte est déposée et n’est pas classée sans suite, ces faits donnent lieu à une procédure pénale (outre qu’ils peuvent fonder un dédommagement civil et, parfois, la mise en œuvre de mécanismes particuliers, concernant le domicile conjugal par exemple)3. Dans ce cadre, deux types de médiation sont envisageables, à certaines conditions que je ne détaille pas ici. D’une part, si l’auteur et la victime le souhaitent, il leur est possible de recourir à une « médiation réparatrice » en parallèle du procès pénal4. D’autre part, le procureur a la compétence de proposer une « médiation-mesures » à la place du procès : elle peut consister en une médiation entre l’auteur et la victime des violences et/ou en l’obligation pour l’auteur d’effectuer un travail d’intérêt général, de s’astreindre à un suivi médical ou thérapeutique et/ou de suivre une formation 5 ; en violation de la Convention d’Istanbul, qui interdit les « modes alternatifs de résolution des conflits obligatoires, y compris la médiation et la conciliation »6, seul l’auteur peut refuser cette proposition du procureur (et donc la victime ne peut s’y opposer), ce qui fait l’objet de débats, parmi les féministes notamment7. Par ailleurs et enfin, les violences conjugales peuvent, si les personnes concernées le souhaitent, faire l’objet de dispositifs qui se situent hors de ce que prévoit la loi : médiation, rencontres entre les parties, cercles de soutien organisés par des proches ou des professionnel·les, etc. peuvent avoir lieu avant, pendant et après une procédure pénale ainsi qu’en dehors de tout procès.
Sur la base de ces remarques, on comprend qu’en Belgique, des alternatives au procès pénal existent, à l’intérieur et hors du cadre judiciaire ; qu’elles sont variées, parfois mais pas toujours aux mains des victimes autant que de l’auteur ; qu’elles mobilisent des actrice·urs divers·es, professionnel·les du droit ou non, agent·es de l’État ou associatif/ves… Tout cela suscite à tout le moins des interrogations sur le sens respectif des réactions possibles aux violences conjugales, et sur celui qu’on peut trouver à leur combinaison éventuelle. Alors, que penser ?
Sur le principe, des fonctions contrastées
Une première façon d’aborder la question, complexe, plurielle, peut consister à examiner les raisons de l’action qu’on entend mener – les motifs qu’on lui donne. A cet égard, la philosophie de la peine distingue traditionnellement deux conceptions 8 : une vision « utilitariste » ou « conséquentialiste », qui justifie la peine par les buts qu’elle vise, et une vision « rétributiviste » ou « moraliste », qui consiste à punir parce qu’un mal a été commis et se fonde donc sur un idéal, une valeur. Il faudrait distinguer les motifs du procès et de la peine, et nuancer le propos, mais utiliser cette structure, même rapidement, permet de cartographier ce qui sous-tend l’outil pénal et de le comparer avec ses alternatives.
Examinons d’abord les perspectives conséquentialistes : parmi ces buts de la peine, la littérature distingue principalement la réparation, premièrement, la prévention spéciale, deuxièmement, et la prévention générale, troisièmement. L’objectif de réparation, premièrement, consiste à imposer à l’auteur de dédommager la victime pour les torts qu’il lui a causés. A cet égard, d’aucun·es considèrent que le procès pénal opère d’une façon symbolique (la reconnaissance officielle des violences subies par la victime et la peine imposée à l’auteur générant une forme de réparation) ; dans certains cas, une décision judiciaire peut aussi imposer à l’auteur de payer, au sens matériel du terme, une indemnité à la victime – pour un montant dont l’évaluation relève, forcément, d’un ordre symbolique aussi (comment la souffrance pourrait-elle être mesurée en euros ?). Parmi les alternatives au pénal, les différents types de médiation prévus par la loi (tout comme, d’ailleurs, le droit civil) peuvent poursuivre les mêmes buts que le procès pénal – réparation symbolique, réparation financière ; d’autres mécanismes, à vocation plus transformative, visent par contre une reconstruction de soi et du lien social, pour les victimes et même pour les auteurs, plutôt que la compensation d’un préjudice – il s’agit d’une autre forme de réparation, plus profonde, plus ambitieuse, (encore) plus difficile à évaluer sans doute… et visiblement différente de ce que peut offrir la voie pénale.
Lorsque le pénal a pour but d’éviter que l’auteur de violences contrevienne à nouveau, on parle de prévention spéciale. Ciblant la récidive, ce deuxième objectif peut adopter diverses modalités, en particulier la neutralisation (maintenir l’auteur à distance l’empêche logiquement de recommencer), la réhabilitation (« traité », « guéri », il ne voudra plus recourir à la violence) ou encore l’intimidation (l’expérience du procès et de la peine le dissuade de réitérer, par peur des conséquences). A cet égard, le pénal et ses alternatives présentent des forces et faiblesses contrastées. Si, d’une part, l’État dispose du monopole de la violence légitime donc peut seul contraindre les individus et les neutraliser, éventuellement en les enfermant, les études et statistiques révèlent que ce mode d’action produit des effets aléatoires et souvent décevants sur la récidive9. Bref, le pénal ne guérit guère et n’intimide que peu mais il peut présenter l’avantage d’éloigner les auteurs et donc de protéger les victimes, temporairement du moins (vu que les mesures d’éloignement sont d’une efficacité contestée et qu’on finit toujours par sortir de prison – encore heureux !). Quant aux alternatives au pénal, elles paraissent parfois produire des effets convaincants en termes de dissuasion, grâce à la prise de conscience notamment10 ; par contre, dénuées de la force étatique et a priori étrangères à la logique carcérale, ces alternatuves manquent souvent du potentiel protecteur auquel aspirent les victimes – elles qui, dans leur demande de sécurité et face à la peur qu’elles expriment, me paraissent parfois trop peu entendues par les abolitionnistes de la prison et de la police.
Enfin, l’outil pénal peut troisièmement avoir pour but la prévention générale, c’est-à-dire la dissuasion collective : dans cette optique, on veut éviter, par la répression, que quiconque commette un acte comparable à celui qui est sanctionné. Prédominant dans les discours politiques, cet objectif est très fragile parce qu’impossible à évaluer (comment déterminer ce qui n’a pas eu lieu et pourquoi ?), au point qu’il ne me paraisse pas pouvoir être sérieusement défendu comme raison d’agir. Reste qu’il est sans doute encore plus friable encore lorsqu’elle prend la forme privée qui caractérise la plupart des modes de justice réparatrice ou transformative. Certes, ces voies d’action portent un projet de société réinventé, en donnant une véritable place aux individualités : elles tirent notamment leur force d’un focus sur les singularités de chacun·e et de chaque situation, ce qui implique de mobiliser un nombre limité de personnes, soit directement concernées (la victime, l’auteur, leurs proches) soit déjà sensibilisées (les professionnel·les qui les accompagnent). Par contre, rien ne permet d’affirmer assurément qu’en accompagnant les un·es et les autres vers la transformation, on provoque un changement global dans la société : nos groupes sociaux sont plus qu’une somme d’individualités11.
Une difficulté du même ordre, liée au collectif, se pose lorsqu’on s’intéresse non aux buts de la peine mais à la rétribution – l’autre grande justification qui, à côté du conséquentialisme, se dégage de la pensée pénale. Dans cette optique, l’auteur est puni parce qu’il a commis une infraction et non pour quoi que ce soit : foin de tout objectif à atteindre par le procès ou la peine, ces derniers consistent en un blâme, qu’on peut targuer de moraliste, qui en appelle à une sanction proportionnelle au mal généré (« œil pour œil, dent pour dent »). Difficile à justifier conceptuellement (qui peut, à quel titre et comment, mesurer « le mal » et la douleur causée ?) et politiquement (a fortiori en démocratie, on ne va pas agresser les agresseurs), cette approche reste prégnante dans notre société très répressive : elle sous-tend notamment l’idée, pulsionnelle parfois, qu’on ne peut pas laisser la violence impunie. Sans entrer dans les nombreux débats philosophiques à ce propos, notamment sur la forme concrète ou potentiellement symbolique que peut prendre la rétribution, je relèverai que, dans les témoignages des victimes et de leurs proches notamment, on peut trouver un sens à la rétribution, c’est-à-dire à la condamnation officielle et publique des faits ou, encore autrement dit, au blâme imposé par le pouvoir judiciaire au nom de tou·tes – car le procès pénal, c’est bien l’exercice de l’action publique et le prononcé d’une décision au nom de toute la société (et sans attention prioritaire pour les victimes, ce qui pose problème d’ailleurs – j’y reviendrai). A cet égard, les formes variées de justice transformative paraissent moins convaincantes, forcément – outre qu’elles opèrent selon une logique de compréhension ou de rencontre plus que de blâme, elles ont certes une ambition d’effets à l’échelle de « la communauté » mais, fût-ce au nom d’un principe basique de démocratie, on voit mal comment un groupe auto-défini, au travail forcément singulier, pourrait se prononcer au nom de tout un groupe social.
Bref, examiner les buts et fonctions – théoriques – de l’outil pénal révèle que le choix n’est pas simple, entre cette voie d’action et ses alternatives.
En pratique, un outil pénal bien/mal mobilisé
Reste que ni le procès pénal ni ses alternatives ne sont que théoriques : ce sont des modes d’action, mis en œuvre au quotidien, et la façon dont ils sont exercés doit être prise en compte. En effet, lorsqu’on s’interroge sur sa pertinence en général, et notamment face aux violences conjugales, on ne peut s’arrêter aux « principes » de l’outil pénal : en Belgique, les procès sont rares à l’échelle de la banalité terrible et si répandue qui caractérise les violences conjugales (tant déposer plainte est difficile pour les victimes de violences, a fortiori lorsque ce sont des femmes et que l’auteur leur est proche, et tant le classement sans suite est fréquent) ; les procès sont longs, lents, et ils génèrent plusieurs formes de victimation secondaire (par le simple fait pour la victime d’avoir à raviver l’événement qu’elle a subi, en le décrivant, en l’entendant décrit, en se confrontant à l’auteur, le tout dans un cadre qui lui est imposé, et plus encore lorsque, comme trop souvent, la procédure se teinte de sexisme, de racisme et/ou de classisme12) ; et puis les peines sont mal exécutées, au point de perdre le sens qu’on leur a prêté.
Plus fondamentalement encore, l’outil pénal est beaucoup trop mobilisé. En principe, il constitue une ultima ratio : qualifié d’« odieux » parce qu’il porte forcément atteinte à divers droits fondamentaux, dont la liberté en particulier bien sûr, le droit pénal doit en principe rester subsidiaire, c’est-à-dire n’être utilisé que lorsque sont impossibles des formes moins violentes, répressives et stigmatisantes d’intervention juridique. Depuis la fin du 20e siècle, pourtant, l’idée s’impose dans les discours politiques et les pratiques que la « justice est synonyme de répression sévère (…) [, que] pour protéger la société, il faut absolument faire appel au droit criminel et aux peines fortes »13 – au point qu’il semble nécessaire de justifier non pas le recours mais l’absence de recours à la voie pénale, au détriment de mesures alternatives14 et sans que l’efficacité de la réponse pénale ne soit vraiment interrogée.
Ces problèmes, majeurs, font écho à l’une de mes remarques introductives : il est crucial, me semble-t-il, de bien identifier ce dont on parle – et de savoir donc ce qu’on critique, quand on veut renoncer au pénal : conteste-t-on ses principes ou la façon dont il est mis en œuvre ? Selon la réponse à cette question, on peut décider de mieux pénaliser et/ou de développer les alternatives au procès.
Ceci dit, au-delà même de ces défauts que présente le droit pénal tel qu’il est appliqué en Belgique, en général et en particulier pour certains contentieux, dont les violences conjugales, son (possible) exercice présente des caractéristiques qu’il est possible de mettre en tension avec celles de ses alternatives. J’esquisserai cinq réflexions à ce propos.
Un premier élément tient aux outils qui peuvent être mobilisés dans le cadre des différents dispositifs. Juridiquement, nombre de moyens d’investigation (comme la médecine légale, les analyses ADN ou les interrogatoires, par exemple) ne sont possibles que dans le cadre judiciaire – ils sont même un peu hors de propos dans un cadre transformatif, tel du moins qu’il existe majoritairement aujourd’hui : là, l’essentiel repose sur l’expression de soi et le dialogue, sous diverses formes qui sont quasiment toutes, elles, hors de propos au tribunal. Le choix d’une voie ou l’autre peut donc être influencé par le besoin qu’on entend combler.
Par ailleurs, deuxièmement, la justice pénale offre des garanties procédurales, en particulier les droits de la défense, qui n’ont pas cours dans (tous) les modes de justice alternatifs ; cruciales en démocratie, ces protections ne me paraissent pas pouvoir être balayées trop hâtivement. À l’inverse, du côté des alternatives, l’encadrement est plus variable et souvent à la seule charge des intervenant·es – qui doivent donc trouver le moyen d’équilibrer les choses, notamment en évitant toute pression sur la victime (à participer tout simplement, et tout au long du processus), ce qui va de pair avec des enjeux de formation, de responsabilité et de stress vicariant.
Ceci dit, troisièmement, l’équilibre n’est pas de mise dans le cadre pénal : cette procédure découle bien de l’action publique, exercée au nom de la société et indépendamment au fond de la victime, qui a certes acquis certains droits (à la participation, à la réparation) mais ne se trouve pas (du tout) au cœur du processus. Ses besoins, ses attentes, ses limites n’importent pas beaucoup, au tribunal, là où les dispositifs alternatifs peuvent lui laisser une place bien plus grande – sans pour autant, contrairement à certaines idées reçues, être nécessairement ou prioritairement orientés vers la victime plus que vers l’auteur ou leur entourage. Ce qui est certain, c’est que le dialogue n’est ni l’objectif ni un outil du procès pénal, là où les alternatives lui accordent une importance cruciale15, qu’il s’agisse de le sécuriser, en tant qu’étape du processus, ou de le renouer plus globalement, entre l’auteur et la victime, avec leurs proches ou au-delà ; cette orientation dialogique peut répondre à un besoin et générer des effets, certainement, mais non sans présenter le risque d’une égalisation problématique entre les souffrances de l’auteur et de la victime, d’une part, ni sans manifester une très (trop ?) grande foi dans la puissance du langage, d’autre part. Par conséquent, les avis sont partagés, sur la pertinence de la justice restaurative pour les infractions graves, dont les violences.
On peut par ailleurs, quatrièmement, s’interroger sur l’accessibilité des dispositifs. En principe, bien sûr, tant le procès que ses alternatives s’ouvrent à tout le monde. Concernant le judiciaire, nombre d’analyses ont cependant montré que les droits ne sont pas exercés de la même façon par toutes les catégories de la population et que les justiciables ne connaissent pas tou·tes le même traitement16. Ainsi, sachant que la plupart des violences sont commises et subies par des hommes mais que les femmes en sont les victimes très majoritaires lorsque ces agissements ont lieu dans le cadre conjugal et/ou présentent un caractère sexuel17, on peut se demander si le traitement réservé à ces faits, ou à ces justiciables, n’est pas problématique au point d’expliquer en partie pourquoi ce type de violences est si (voire sur)représenté dans les canaux alternatifs au judiciaire18. Ceci ne peut cependant pas mener à conclure que la médiation et/ou la justice transformative sont intrinsèquement plus ouvertes que le procès pénal : il a par exemple été relevé que les participant·es aux processus de justice restaurative paraissent partager une « disposition sociale à la prise de parole » et d’autres aptitudes particulières19, ce qui peut faire craindre un risque de classisme ou, du moins, une sélectivité indirecte.
Non sans lien avec ce qui précède, la structure même des dispositifs donne à penser, cinquièmement et enfin. Comme évoqué plus haut, le procès paraît présenter l’avantage d’impliquer la société dans son ensemble, en la personne d’un·e procureur·e et d’un·e juge démocratiquement désigné·es ; au nom du collectif, le ministère public exerce l’action publique et les juges exercent un rôle de « tiers » qui, selon nombre d’études, demeure capital : ils/elles tranchent, coupant et réétablissant les liens, d’autorité, et rappellent ainsi, aux parties autant qu’à tou·tes, les valeurs qui ont été collectivement choisies comme fondamentales20. Par ailleurs, l’État est très présent aussi, en fait, dans les dispositifs alternatifs, y compris dans ceux qui se situent tout à fait hors du cadre judiciaire – pensons à leur financement, bien sûr, mais également, en négatif, au fait que les alternatives au pénal viennent en un sens répondre à un manque exprimé par les justiciables, donc à un rapport particulier et souffrant des citoyen·nes aux institutions. Reste que les professionnel·les y exercent le rôle de médiatrice·urs, facilitatrice·urs, animatrice·urs, etc., ne tranchent pas mais, bien au contraire, demeurent neutres ; en outre, leur statut peu institutionnalisé pousse certain·es à voir dans la justice transformative une dérive néolibérale, au sens où elle permettrait de cantonner à un niveau très individuel, peu voire pas collectif, la responsabilité en général et l’enjeu de la paix sociale21 – ce qui s’éloigne drastiquement de la vocation affichée par les promotrice·urs des alternatives au procès pénal.
Voilà qui donne à penser : qui agit au nom de qui, comment, et que voulons-nous, que décidons-nous collectivement ?
En conclusion : quel horizon ?
À l’issue de ces quelques réflexions, deux constats me paraissent établis : à tout le moins, il est impératif que l’action pénale soit mieux exercée, dans toutes ses dimensions, tant qu’elle demeure une voie d’action ; ses objectifs, fonction et mode opératoire sont bien différents de ceux qui caractérisent les alternatives au procès, que ces dernières s’accolent à une procédure judiciaire ou s’en distinguent tout à fait. Sans doute peut-on ajouter qu’aucun des dispositifs évoqués ci-avant ne paraît en mesure de répondre au caractère structurel des violences envers les femmes, notamment lorsqu’elles sont commises dans un cadre conjugal – parce que réagir aux violences ne suffit pas, qu’il s’agit aussi de travailler plus en amont, avant que soient commis ces faits, et pas seulement sur la base de processus individualisés, même s’ils se justifient par la volonté de redonner une place au vécu singulier et au discours personnel, comme la plupart des alternatives au pénal, ou répondent à des impératifs démocratiques comme le procès (on punit heureusement un justiciable pour les actes qu’il a commis et non, par exemple, en tant que suppôt du patriarcat).
On pourrait en conclure que la juste voie consiste probablement en une combinaison entre pénal, justice restaurative au sens large et actions de prévention – voilà qui serait consensuel, politiquement correct et très convenu.
On peut aussi distinguer les niveaux d’analyse et d’ambition. Il me semble que, si on prend au sérieux la réinvention sociale que porte le mouvement féministe, on aspire forcément à l’abolition du pénal et, plus globalement, à l’abandon de tout recours à la violence ou à la force, au profit d’autres formes de régulation. Cela dit, notre société est éminemment répressive, comme le révèlent la prison ainsi que, par exemple, nombre de tenaces pratiques éducatives – c’est là le cadre que (re)connaissent les auteurs et les victimes, comme nous tou·tes. Par conséquent, toujours en tant que féministe, il me semble qu’on ne peut silencier les femmes qui expriment un besoin de protection, de sécurité, ou sacrifier leur parole sur l’autel d’une utopie encore inaccessible : c’est dans ce cadre globalement répressif qu’il s’agit encore de manœuvrer pour que l’égalité advienne… par pragmatisme à tout le moins et, peut-être, sans certitude, parce que le pénal manifeste une part du pouvoir instituant et du rôle socialisant qu’exerce le droit dans son ensemble.
1 Pour une présentation synthétique de la justice restaurative, cf. Robert Cario, Justice restaurative. Principes et promesses, L’Harmattan, 2005 ; pour une analyse approfondie de la situation en Belgique, cf. Anne Lemonne, La justice restauratrice en Belgique : nouveau modèle de justice ou modalité de redéploiement de la pénalité ?, Thèse de doctorat en criminologie, ULB, 2016 ; pour un essai plus récent cf. Antoine Garapon, Pour une autre justice. La voie restaurative, PUF, 2025.
2 A ce propos, cf. Anne Lemonne et Christophe Mincke, « La justice au secours des femmes ? », Revue Nouvelle, 2018/2, https://revuenouvelle.be/la-justice-au-secours-des-femmes/ .
3 Pour une synthèse des règles applicables à ce contentieux, cf. https://igvm-iefh.belgium.be/fr/themes/violences/violences-entre-ex-partenaires/lois-et-reglementations
4 Titre préliminaire du Code de procédure pénale, art 3ter ; Code d’instruction criminelle, art. 553-555. Actuellement, ces médiations sont prises en charge par les associations Mediante, du côté francophone, et Moderator, en Flandre.
5 Code d’instruction criminelle, art. 216ter ;
6 Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion le 11 mai 2011 à Istanbul, entrée en vigueur en Belgique le 1er juillet 2016, art. 48, §1.
7 p. ex., pour une analyse centrée sur la Belgique mais qui renvoie à des études plus générales, Diane Bernard, Liola de Furstenberg, Elise Franco & Marie-Laurence Hébert-Dolbec, « Femmes en justice : un commentaire du Code judiciaire belge », in D. Bernard (dir.) et Ch. Harmel (coord.), Droits des femmes. Code commenté, un projet de l’asbl Fem&LAW, Larcier, p. 382-400, https://femandlaw.be/projets/code-de-droit-des-femmes/
8 Michel van de Kerchove, Sens et non-sens de la peine. Entre mythe et mystification, Presses de l’Université Saint-Louis, 2009.
9 Charlotte Vanneste, « La politique criminelle en matière de violences conjugales : une évaluation des pratiques judiciaires et de leurs effets en termes de récidive », Rapport final de la recherche demandée par le Collège des procureurs généraux, INCC, mars 2016.
10 En général et notamment sur les effets possibles du travail mené par l’association Praxis à cet égard, cf. Charlotte Vanneste, « Récidive et violences conjugales. Balises pour la réflexion et enseignements d’une recherche sur le terrain belge », in B. Mine (ed.), « La récidive et les carrières criminelles en Belgique », Cahiers du GEPS, 6, 2021, p. 161-189.
11 Cf. Sandrine Lefranc, Comment sortir de la violence politique ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle, éd. CNRS, 2022
12 Cf. Oona Le Meur, « La (re)production de catégorisations genrées dans les audiences de violences intrafamiliales. Ethnographie d’une juridiction belge », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2024, 92(1), p. 3-50.
13 Alvaro P. Pires, « Quelques obstacles à une mutation du droit pénal », Revue générale de droit, 26, 1995, p. 143.
14 Françoise Tulkens & Sébastien Van Drooghenbroeck, « La clémence pénale et les droits de l’homme. Réflexions en marge de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme », La peine dans tous états, Larcier, 2010, p. 125-147.
15 Cf. Delphine Griveaud & Sandrine Lefranc (dir.), Pratiques et effets de la justice restaurative en France, IERDJ, coll. Rapports de recherche, mai 2024, https://institutrobertbadinter.fr/fr/publications/pratiques-et-effets-de-la-justice-restaurative-en-france/, notamment p. 128.
16 Cf. par ex. Camille Herlin-Giret et Aude Lejeune, Droit et inégalités. Approches sociologiques, De Boeck, 2021, chapitre 2 ; sur le vécu des hommes et des femmes comme justiciables, cf. notamment les études référencées in Femmes justiciables et professionnelles de justice. Regards croisés sur le genre, IERDJ, 2024, chap. 2, https://hal.science/hal-05206813/.
17 Police fédérale, Statistiques policières de criminalité 2000–trimestre 3 2024, p. 69, Analyse fédérale du Moniteur de sécurité 2024, p . 42
18 Cf. par ex. Enquête nationale sur la justice restaurative 2021, https://www.justicerestaurative.org/la-justice-restaurative/, p. 18.
19 Delphine Griveaud & Sandrine Lefranc, op. cit., notamment p. 235.
20 Cf. par ex. Edouard Durand, Violences conjugales et parentalité. Protéger la mère c’est protéger l’enfant, L’Harmattan, 2013.
21 En ce sens, cf. Carolyn Cunneen, C. Hoyle, Debating restorative justice, Hart, 2010.