Jennifer Lemaire et Olivier Hustin, Ligue des droits humains
Chronique 213 | La militarisation de la société
Avant même d’avoir été postée, c’est une lettre qui aura fait couler beaucoup d’encre. C’est chose faite à présent : dans tout le pays, près de 149 000 mineurs de 17 ans ont trouvé dans leur boîte aux lettres un courrier signé par le ministre de la Défense lui-même (Theo Francken, N-VA). L’objet ? Une invitation à découvrir l’armée, dans le cadre d’un service militaire volontaire d’un an. Loin d’être nouvelle, ou de se restreindre à notre seul pays, cette politique de recrutement qui cible spécifiquement la jeunesse pose la question de savoir quel avenir on lui présente et quelles opportunités sont mises sur son chemin, avant même qu’elle ne sache conduire ou ne puisse voter. Deux questions auxquelles a accepté de répondre Christophe Wasinski, professeur en sciences politiques à l’ULB et chercheur associé au GRIP – Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la Sécurité.
Christophe Wasinski nous reçoit un mardi de fin d’octobre à l’ULB, où il donne cours. Installés dans une salle de classe vide, il nous demande si l’interview sera terminée avant 14h30, heure à laquelle le prochain cours aura lieu ici. Ça nous laisse une heure. Une heure pour discuter de marketing guerrier, de vision stratégique militaire et surtout de l’envers de ce décor.
La Défense ne flirte pas avec n’importe qui
Depuis quelques années déjà, la Défense se refait une beauté. Pour admirer le lifting, un tour sur les réseaux sociaux fait l’affaire. Sur sa page Instagram aux 63 000 abonnés, le slogan de la Défense : Plus qu’un job, une mission se lit un peu partout. Le tutoiement est de rigueur dans les posts. « Tu restes calme même sous pression ? Tu gardes la tête froide face aux défis ? Alors, la Marine est vraiment faite pour toi. » Des vidéos de workout challenge mettent en scène Neisser ou Alexander qui proposent de s’entraîner comme des professionnels de l’armée. La série Ready or not se veut une immersion au cœur des forces armées et promet adrénaline, missions et action intense. Enfin, des témoignages face caméra de Jordan, Shania ou Charlotte, âgés de 22 à 28 ans, nous confirment que la Défense a changé leur vie, que les conditions de travail sont bonnes et les collègues supers. Les défilés des anciens combattants et les chars de la Seconde Guerre mondiale ont laissé place à des corps en position, des visages frais, déterminés. Prêts.
Entre 2023 et 2025, ce sont 15 millions d’euros qui seront dépensés dans le marketing et la publicité pour la Défense, avec un objectif mesurable : gonfler les rangs de l’armée pour passer de 25 000 militaires à 29 000 en 2030.1 Trois entreprises de communication ont été engagées. Leur cible ? La jeunesse, mais pas n’importe laquelle, explique Christophe Wasinski :
« Ce que je trouve intéressant, c’est de faire un retour en arrière sur la politique de la Défense en matière de promotion des fonctions militaires. Depuis un certain nombre d’années, le ministère de la Défense a mis en place des opérations à destination de certaines écoles secondaires.2 On voyait notamment que des militaires se rendaient principalement dans le Limbourg et dans le Hainaut, c’est-à-dire des régions qui ont la réputation d’être plutôt économiquement sinistrées. La Défense ciblait non seulement ces régions-là, mais elle visait également des écoles au sein desquelles il y avait des orientations techniques, professionnelles. Ceci laisse à penser que la Défense viserait des jeunes qui ne se destinent pas à des études supérieures universitaires, mais plutôt des jeunes qui ont des profils plus manuels, par exemple. Et cela correspond par ailleurs à ce qu’on rencontre en général dans les politiques de recrutement d’autres pays européens. »
Ainsi, même si la Défense cherche à recruter des profils variés, certains jeunes sont plus susceptibles que d’autres d’entendre résonner le chant des sirènes militaires, à un moment de leur vie où l’orientation professionnelle est une question déterminante. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la lettre soit envoyée à des mineurs de 17 ans en passe de finir leur secondaire. L’armée n’hésite pas à venir concurrencer l’école sur ses propres plates-bandes, celle de l’émancipation. Mais Christophe Wasinski nuance les prétendues vertus émancipatrices de l’armée.
« Il faut garder à l’esprit que l’armée est une institution hiérarchisée, elle l’a toujours été et elle le reste. À mon sens, les forces armées ne sont pas un garant de l’émancipation des individus et des jeunes. Je pense que si on veut promouvoir cette émancipation, il faut investir davantage dans les écoles. C’est quand même à travers les formations scolaires, dans les écoles secondaires, dans les écoles supérieures, dans les universités, qu’on donne des outils aux jeunes pour se développer, pour trouver un bon boulot, pour obtenir un salaire. On peut penser que ce que la Défense recherche, ce sont des jeunes qui vont devenir des petites mains des forces armées, c’est-à-dire des jeunes qui vont pouvoir être potentiellement déployés dans des opérations extérieures en tant que fantassins notamment, dans certains États de l’OTAN, plus proches de la frontière de la Russie. »
En plus de ce ciblage socio-géographique, Christophe nous fait remarquer que les publicités visibles sur les réseaux sociaux mais aussi dans l’espace public – dans les transports en commun bruxellois par exemple – reflètent la population que la Défense convoite pour ses propres rangs. Ainsi, les femmes sont mises à l’honneur,3 de même que les profils issus de la diversité. Des catégories de personnes qui pourront d’autant plus se laisser tenter par une carrière dans la Défense que leur recherche d’emploi est jalonnée d’obstacles que d’autres ne rencontreront pas.4
Si la Défense se targue que les compétences de chacun peuvent être valorisées au sein de l’armée, il semblerait qu’en cas de guerre, ce sont majoritairement les enfants issus des milieux sociaux les moins favorisés qui se retrouveraient aux postes les plus exposés. Une réalité qui se vérifie dans chaque conflit et qui doit rester en tête quand on sait qu’il est question que tous les jeunes ayant fait cette année de service volontaire restent obligatoirement réservistes durant 10 ans.5
Cachez-moi cette guerre que je ne saurais voir
L’image mise en place par la Défense pour attirer les jeunes dans ses filets s’appuie sur des valeurs telles que le sens de la mission, le service rendu à la collectivité ou l’esprit d’aventure. En braquant les projecteurs sur ces vertus positives, l’objectif est double, comme le souligne Christophe Wasinski :
« Quand on lit les documents du ministère de la Défense ou qu’on entend parler certains experts proches des forces armées, ce qui s’en dégage, c’est qu’on ne cherche pas à mettre en évidence le risque que représente la participation à une guerre : le risque d’être blessé, d’être mutilé, d’être traumatisé ou de traîner des traumatismes pendant de très nombreuses années, le risque de mourir, de générer des problèmes à l’ensemble de sa famille qui verra le décès d’un des siens, de laisser derrière soi des orphelins, etc. »
Ce discours est alimenté par la croyance que les guerres d’aujourd’hui seraient des guerres propres. Avec des termes tels que frappe chirurgicale, tirs de précision ou encore intervention ciblée, avec des équipements tels les drones, les missiles guidés ou les bombes intelligentes, nos imaginaires sont tentés de penser qu’un conflit armé contemporain n’a plus rien à voir avec des guerres de tranchée. Or, la réalité nous ramène les pieds sur terre : la guerre en Ukraine a fait au minimum 300 000 morts civils et militaires.6 Une guerre est une guerre, peu importe comment la nommera une agence de marketing.
Le second objectif ne vise pas uniquement la jeunesse mais l’ensemble de notre société. Dans le document Vision stratégique 2030, publié par le cabinet du ministre de la Défense, Theo Francken détaille ce que les forces armées devraient être capables de faire, le matériel qui sera acheté, mais aussi les idées qu’il voudrait voir se diffuser dans la population. « Il y a certains passages qui montrent qu’il y a un désir des forces armées de faire – entre guillemets – œuvre de pédagogie en direction de l’opinion. Ce document évoque la nécessité d’inciter la résilience des populations civiles. Ce qu’on veut à travers ça, c’est faire en sorte que les populations civiles acceptent les forces armées et le risque qui est lié à leur déploiement. Si les forces armées belges sont déployées dans un conflit, inévitablement on risque d’être en guerre et cela pourrait avoir un effet sur la population belge. Quand on parle de résilience, je pense qu’il faut le concevoir comme le fait de préparer la population belge à recevoir des coups. »
Le résultat d’un tel marketing guerrier ne s’illustre pas seulement par les valeurs qui sont mises en lumière mais aussi par celles qu’on veut faire disparaître. Ainsi, en tentant d’accaparer l’idée du service rendu à la collectivité, on ne se pose plus la question de savoir ce qui, dans un moment de tension, rend réellement service à la collectivité. À commencer par une analyse critique des conséquences de la guerre, comme le note Christophe Wasinski :
« Si vous regardez les opérations militaires menées au nom de la guerre contre le terrorisme en Afghanistan, en Irak ou dans le Sahel auxquelles les forces armées belges ont participé, le bilan est lamentable. Ces pays n’ont pas été stabilisés par le déploiement de forces armées. Pourtant, le discours militariste passe sous silence cette réalité pour convaincre la population qu’il n’y a pas d’autres choix, et donc qu’elle doit être résiliente en cas de conflit. D’une certaine manière, on est en train de réduire la portée du discours critique. Et je ne parle même pas des discours les plus radicaux, antimilitaristes ou pacifistes, mais tout simplement des questionnements de bon sens : est-ce qu’il ne faut pas passer par davantage de diplomatie pour résoudre les tensions, avant de commencer par vouloir racheter pour des dizaines de milliards d’équipements militaires ? »
Si tu veux la paix…
Si vis pacem para bellum. Qui veut la paix prépare la guerre. L’interview touche à sa fin, et quand le fameux adage ponctue notre dernière question, Christophe Wasinski la retoque immédiatement. « Ceci est une maxime, un proverbe ancien qui date de l’Antiquité, employé par les Romains. Maintenant, ça nous est présenté comme du bon sens, comme une sagesse, même plus que comme une sagesse ! Comme une espèce de vérité scientifique. En fait, c’est un slogan, il faut le prendre comme tel. Il y a un autre proverbe qui dit : qui vit par l’épée périra par l’épée. On peut opposer l’un à l’autre si vous voulez. » sourit-il. Et de préciser : « On ne fait pas de la politique avec des proverbes et des slogans. On la fait avec des analyses, l’analyse des rapports de force, avec des considérations sur les risques associés à l’emploi de la force, sur les possibilités de résoudre les conflits par la diplomatie. »
Face à une telle machine de guerre, quelle arme le camp de la diplomatie peut-elle dégainer ? Christophe Wasinski propose trois outils. « La première chose qu’on peut faire, ce sont des analyses qui déconstruisent les discours militaires, qui les étudient et montrent quelles sont leurs faiblesses, en quoi ils ne répondent pas à un certain nombre de réalités. La seconde chose – et c’est lié – c’est d’essayer de faire le lien entre ces discours militaristes et des intérêts qui ne sont pas des intérêts universels. Souvent, ceux qui défendent les dépenses d’armement ont des intérêts corporatistes. Il va s’agir d’entreprises et ce qu’elles défendent n’est pas nécessairement bénéfique pour l’entièreté des populations. La troisième chose – et c’est plus difficile peut-être – est de développer des imaginaires alternatifs, des imaginaires autres que ceux qui mettent l’accent sur la guerre, le virilisme associé à l’usage des armes, etc. »
Il est 14h30. On remet les chaises en place. A travers les vitres de la double porte, des étudiant.e.s discutent, en attendant de pouvoir rentrer en cours. Ce qui nous rappelle une autre citation – de Nelson Mandela cette fois : l’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde. Ce qui pourrait tout aussi bien expliquer pourquoi la Défense aimerait que la jeunesse se forme sous ses drapeaux plutôt que sur les bancs de l’école, là où elle rencontrera davantage d’opposition à la vision guerrière qu’on lui propose comme avenir.
1 Article de la Libre : En Belgique, la défense mise tout sur la publicité pour attirer les nouvelles recrues – 24/2/25
2 Article du GRIP : La grande offensive de la Défense dans les écoles secondaires – 26/11/19
3 Le ciblage est décrit tel quel par une des agences de communication : We even did specific activation campaigns for hard-to-reach target groups, e.g. for women.
4 Article de la Libre : La Belgique a le taux d’emploi de personnes nées hors Union européenne le plus bas de tous les États membres – 20/9/25
5 Article de la RTBF – 7/4/25
6 Article du Courrier International – 4/6/25
