Ludo De Brabander – Vrede & Jennifer Lemaire – Ligue des droits humains
Chronique 213 | La militarisation de la société
Ludo De Brabander est une figure bien connue du mouvement pacifiste belge. Ce néerlandophone, porte-parole de Vrede (Paix en français) a le tutoiement facile et switche sans souci en français pour faire cette interview. Derrière cette aisance, se cache une réelle expertise de l’OTAN, connaissance qu’il utilise pour débunker les idées reçues et recadrer vers ce qui lui paraît essentiel : le budget militaire est surtout en guerre contre nos acquis sociaux.
Le dilemme de sécurité, une fausse impression de sécurité
Est-ce qu’on peut encore éviter une guerre ? C’est la question qui ouvre notre rencontre. Pour Ludo De Brabander, assurément oui, même si la direction actuelle n’est pas la bonne. Pour expliquer ça, il convient de regarder dans le rétroviseur, à l’époque de la Guerre froide, quand deux puissances mondiales armées jusqu’aux dents se regardaient en chien de faïence, prêtes à dégainer, tandis que le reste du monde retenait son souffle. « C’est le même mécanisme qui a lieu actuellement. C’est ce qu’on appelle un dilemme de sécurité : plus tu cherches la sécurité avec les armes, plus ça devient dangereux. Imagine que tu as une dispute avec ton voisin. Si tu commences à t’armer, que tu prends un couteau puis une arme à feu, ton voisin va avoir peur. Il va se dire qu’il doit pouvoir se défendre lui aussi donc il va commencer à avoir ses propres armes. Ça donne lieu à une course à l’armement. »
Paradoxalement, le sentiment de sécurité que devrait procurer l’idée de posséder des armes et de pouvoir se défendre laisse peu à peu place à une insécurité générale.
Une situation que l’on voit à un niveau micro aux États-Unis,1 rappelle Ludo De Brabander. « La circulation des armes aux États-Unis augmente l’insécurité dans toute la société. Une fois qu’on est dans ce système, le risque d’une confrontation est plus élevé. »
Continuant sur cette lancée, il met en avant sa vision de la sécurité. « Pour moi, il y a deux types de sécurité. D’abord la sécurité humaine, la sécurité sociale. Investir dedans, c’est garantir une sécurité pour son propre peuple. Il y a d’ailleurs un lien entre investissement dans la sécurité sociale et baisse de la criminalité, c’est prouvé scientifiquement.2 Si on arrive à mettre en place une sécurité humaine au niveau mondial, cela aura un impact partout. Le nombre de conflits va diminuer. Dans les pays d’Afrique par exemple, il existe ce même lien entre pauvreté et conflits.3 On doit investir dans notre sécurité sociale mais aussi dans le développement et la coopération, mettre en place une autre politique de commerce extérieur. » Il poursuit : « Ensuite, il y a un deuxième niveau de sécurité, qu’on appelle en anglais common security. La sécurité commune, ça veut dire que je me sens en sécurité seulement si tu te sens en sécurité, donc je prends compte tes perceptions sécuritaires. C’est l’histoire du voisin que je t’ai racontée. »
Rappel intéressant de Ludo De Brabander pour clôturer la question : ce n’est pas la confrontation qui a mis fin à la Guerre froide mais au contraire la diplomatie, avec les accords d’Helsinki de 1975. C’est pourquoi, pour lui comme pour beaucoup d’organisations, la seule manière d’éviter une guerre est d’arrêter l’escalade et de redonner du poids à la voie diplomatique.
Des faits qui contredisent le narratif guerrier
Si le but est de se sentir en sécurité face à la Russie, les chiffres cités4 par Ludo De Brabander sont amplement suffisants. L’OTAN possède d’ores et déjà trois fois plus de soldats que la Russie. Même en soustrayant les effectifs américains, l’OTAN compte 700 000 soldats « d’avance ». Pareil du côté des chars et des avions de chasse : les systèmes d’armement européens – uniquement européens – sont en quantité supérieure par rapport à ceux de la Russie. Et cette situation est loin d’être nouvelle, selon la même étude : depuis 2008, l’OTAN a toujours été en position de force face à son adversaire actuel. Sans parler du fait que 60% du budget militaire russe part directement dans la guerre en Ukraine. Des faits qui viennent largement contredire les discours quotidiens inquiétants, comme le note Ludo De Brabander :
« On dit toujours qu’on a désinvesti ou qu’on n’a pas assez investi dans le militaire. Or, entre 2014 et 2024, le budget militaire européen a augmenté de 80%. Avant même cette politique de ReArm Europe dont on parlera plus tard, on investissait déjà dans le militaire. Par exemple, en 2017, en Belgique, on dépensait 3,9 milliards d’euros dans l’armée. En 2024, ce chiffre avait déjà doublé pour arriver à 7,9 milliards d’euros.5 Ce n’est pas vraiment ce que j’appelle un désinvestissement… »
Il conclut : « Donc voilà : on se demande pourquoi ? Et pour moi, il y a une autre logique, celle des intérêts de l’industrie militaire. »
Réarmer l’Europe, désarmer notre modèle social
Le plan stratégique de défense européen a beau avoir changé de nom – passant de ReArm Europe à Readiness 2030 – l’idée, elle, s’ancre dans les budgets nationaux des pays européens. Ce plan – 800 milliards d’euros injectés dans les armées – autorise les États à dépenser jusqu’à 1,5% de leur PIB dans la défense. Un pourcentage qui entre en contradiction avec d’autres normes européennes, celles qui prévoient que le déficit public des États européens ne dépassent pas les 3% du PIB, contrainte déjà intenable pour la moitié des pays de l’UE.6
C’est une nouvelle aberration pour Ludo De Brabander. « Pour te donner un exemple de l’absurdité d’aujourd’hui : la Belgique a actuellement un déficit budgétaire d’environ 4,5% de son PIB. L’année passée, la Commission européenne a mis notre pays ainsi que six autres États européens sous surveillance budgétaire pour cette raison. Mais la Commission nous autorise maintenant à dépenser 1,5% du PIB pour le budget militaire. » Il ajoute :
« La situation est la suivante : la Commission exige de notre pays de faire des économies dans les dépenses publiques pour passer de 4,5% de déficit aux 3% autorisés ; mais en même temps, elle l’autorise à dépenser un surplus de 1,5% pour le militaire. Concrètement, on nous met sous surveillance budgétaire pour toutes les dépenses publiques : la santé, les pensions, etc mais d’un autre côté, on peut investir ce même montant dans l’armée ! »
Et de conclure : « C’est absurde car, que ce soit comptabilisé ici ou là, ça reste des dettes qu’il faut payer. Ceci montre bien qu’il y a des vases communicants entre les budgets des dépenses publiques pour les besoins sociaux et le budget militaire. »
Loin de se tasser, ces chiffres ont continué de grimper : les pistes budgétaires tendent vers 2% du PIB pour la défense, soit une dépense supplémentaire de 28 milliards d’euros au cours de la prochaine législature pour la Belgique.7 Et Trump exige maintenant des pays européens qu’ils financent l’OTAN à hauteur de 5% de leur PIB. La question de savoir pourquoi et pour quels intérêts se pose d’autant plus sérieusement.

Le courage de l’Espagne, une autre voie possible
Dans la bouche de Ludo De Brabander, l’histoire paraît trop grosse pour être vraie. « Lors du dernier sommet de l’OTAN, Trump est arrivé avec ce message que les pays de l’OTAN devaient dépenser 5% de leur PIB pour l’OTAN. C’est tombé du ciel et tout le monde a dit que c’était absurde. Nos propres dirigeants l’ont dit : It’s crazy. » Et pourtant. « Au fur et à mesure que le sommet se rapprochait, les messages de Washington étaient de plus en plus sévères : “5% is our number.”8 Et durant ce sommet, tout d’un coup, tout le monde les a acceptés… »9
Tout le monde sauf l’Espagne. Dans une lettre adressée au secrétaire général de l’OTAN, le Premier ministre espagnol a rejeté cette proposition, arguant qu’elle était incompatible avec le modèle social de son pays ainsi qu’avec sa vision du monde.10 L’Espagne a ainsi obtenu une clause d’exception, ouvrant la voie à un choix politique différent, comme l’explique Ludo de Brabander :
« C’est important de savoir que l’OTAN décide en consensus, ce qui veut dire que si plusieurs pays avaient eu le courage de dire non à Washington, cette décision n’aurait pas été prise. C’est ça le problème de l’Europe, aujourd’hui : on parle souvent de stratégie d’autonomie mais plus on parle de ça, plus on se soumet comme des états satellites aux directives de Washington. »
Si les États-Unis se justifient par le fait que l’Europe doit pouvoir se défendre elle-même, les chiffres évoqués plus haut mettent à mal cet argument. D’autres chiffres en revanche laissent songeurs : durant la période 2019-2024, 64% des achats européens en matière d’armement ont été faits auprès des États-Unis, un chiffre en augmentation par rapport à la période précédente (54%).11
Pour Ludo de Brabander, cette donnée répond en partie à la question du pourquoi, tout autant qu’elle interroge les prétendus bénéfices que la société pourrait tirer de ces investissements dans la défense. « On parle de créer de l’emploi et de retombées économiques. Mais les clients, ce sont les États donc la demande est limitée, finalement. La plupart des achats de matériaux de guerre se font vers les États-Unis. De plus, si on regarde ce qui se passe maintenant, on est dans une situation où tout le monde doit dépenser ses milliards pour le militaire. Cette course vers certains types d’armement fait s’envoler les prix, parfois de manière démultipliée, x 2, x 3, x 4. » Ainsi, le prix d’un obus d’artillerie de 155 mm est passé de 2 000 à 8 000 euros.12 « Cette situation augmente aussi la corruption. » poursuit Ludo de Brabander. « Il y a un lien direct entre l’urgence d’investir dans le militaire et la diminution de la transparence dans ces opérations d’achat.13 Les choses se font en cachette. »
Une mentalité de guerre pour faire accepter une économie de guerre
Afin de faire accepter ce tournant économique, d’autres fronts doivent donc être conquis. « Une économie de guerre, ça veut dire une mentalité de guerre. Ce ne sont pas mes mots, ce sont ceux du secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte »14 cite Ludo De Brabander. Deux cibles sont déjà clairement identifiées : la jeunesse et la contestation.
Le service militaire volontaire est l’objet de l’article suivant mais le vécu personnel de Ludo De Brabander – lui-même ancien infirmier – est éloquent. « Ces 2000 euros par mois, bien sûr qu’ils sont attractifs. Mais pourquoi cet argent n’est pas disponible pour les secteurs qui sont vraiment en crise ? J’ai été moi-même infirmier, je connais la situation dans les hôpitaux, elle ne date pas d’hier. Il y a toujours eu ce manque de personnel, ce stress pour assurer une garde pendant les week-end. Pareil pour l’enseignement. Actuellement, on propose aux jeunes d’aller faire l’armée mais on ne leur donne même pas de profs quand ils veulent étudier ! C’est un vrai problème. Imagine qu’on donne la possibilité à 500 jeunes d’essayer un job dans une école durant un an, pour sentir le terrain. L’idée derrière ce service volontaire, c’est de créer une vocation. Peut-être qu’une partie d’entre eux se dirait : ok, ça me plait bien, je veux faire ça. Sur le long terme, on résorberait le manque de personnel dans les secteurs en crise ».
Enfin, le sort réservé aux voix dissonantes fait également partie de l’expérience de Ludo De Brabander. « Une mentalité de guerre, ça veut aussi dire que tous ceux qui critiquent ce système vont être catalogués comme des personnes qui ne sont pas patriotes, qui ne sont pas fidèles à l’État, des traîtres. On voit bien que si on donne une autre analyse de la guerre en Ukraine, si on ose dire qu’une partie de la responsabilité de cette guerre revient à l’OTAN et à son expansion vers l’Est, on est pro-Poutine, donc on est un traître. C’est le même mécanisme qu’avec la Palestine : les voix critiques sont mises sur liste noire, les antifas ou Code Rouge ici, Action Palestine au Royaume-Uni. » Il conclut :
« Le but, c’est de nous intimider, de nous faire taire, afin de diminuer la critique vis-à-vis du pouvoir. C’est dangereux parce que ça touche nos droits fondamentaux : le droit de se rassembler, de s’exprimer, etc. »
À l’heure d’écrire ces lignes, les subventions octroyées à Vrede ont été réduites de moitié, malgré un avis positif de la commission, chose totalement inhabituelle. Un débat animé au Parlement flamand a eu lieu fin novembre, durant lequel six organisations dont Vrede ont été pointées du doigt pour avoir soutenu Code Rouge, un mouvement de désobéissance civile active dans la lutte climatique. Une nouvelle tentative de criminalisation de l’activisme social. L’étau se resserre de jour en jour.
Associations, syndicats et citoyens : une nécessité
Loin d’être fataliste, Ludo De Brabander plaide pour une coalition la plus large possible face à ce tournant de notre société. « C’est clair que c’est difficile de se mettre en face de tout ça. Mais je crois que ce dossier ne concerne pas seulement le mouvement pour la paix, c’est un dossier dont tout le monde va devoir s’emparer. C’est à nous de créer ce mouvement large pour réagir à tout ça. Personnellement, je suis optimiste, ça va avoir lieu. »
Au niveau mondial, européen et national, le mouvement contre la militarisation du monde est déjà en marche. La plateforme Stop ReArm Europe regroupe plus d’une centaine de signataires, issus de toute la société civile européenne. En Belgique, la coalition Stop Militarisation peut compter sur l’appui de 50 organisations, dont les deux principaux syndicats du pays. Un soutien essentiel, selon Ludo De Brabander.
« En Italie, des grosses mobilisations ont lieu contre cette militarisation.15 Certaines d’entre elles frôlent les 100 000 participants, c’est très impressionnant. Les syndicats sont ceux qui prennent l’initiative et glissent ça dans un agenda à la fois social et antimilitariste. »
Il ajoute : « Si on regarde l’histoire des syndicats, c’est présent dès leur origine. Avant la Première Guerre mondiale, c’était même leur premier souci. L’idée, c’était qu’on ne pouvait pas avoir un travailleur qui combat un travailleur d’un autre pays pour les intérêts de l’élite capitaliste. A ce niveau-là, le mécanisme n’a pas fondamentalement changé. C’est un processus long mais il a bien lieu. » Un processus auquel chacun devra donc prendre part.
1 Étude du Center for Gun Violence Solution : En 2023, 46 728 personnes sont mortes par armes à feu aux États-Unis, soit en moyenne un décès toutes les 11 minutes.
2 Recherche de l’Université de Leiden : Les prestations sociales réduisent substantiellement la criminalité.
3 Stratégie du Groupe de la Banque mondiale : Fragilité, conflits et violence 2020–2025
4 Rapport Visualising Military Capabilities, de la fondation Friedrich-Ebert
5 Article du CNAPD - 17/12/24
6 Carte de touteleurope.eu du déficit public des États européens - mise à jour le 22/10/25
7 Article de la RTBF sur l’accord budgétaire du gouvernement Arizona - 20/6/25
8 Article d’Euronews : « 5%, c’est notre chiffre. Nous demandons à nos alliés d’investir dans leur propre défense de manière sérieuse. » - 13/5/25
9 Article du Vif - 25/6/25
10 Article du Guardian sur la lettre du Premier ministre espagnol envoyé à l’OTAN - 19/5/25
11 Trends in International Arms Transfers, 2024 - Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) - mars 2025
12 Article de Reuters : L'OTAN appelle à l'adoption de normes communes et à la limitation du protectionnisme afin de stimuler la production d’artillerie - 24/10/23
13 Rapport mondial GDI 2020 : Perturbations, gouvernance démocratique et risques de corruption dans les institutions de défense
14 Article du Monde : Il est temps de passer à un état d’esprit de temps de guerre, plaide le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte - 13/12/24
15 Article du Monde : Alors que l’Europe veut se réarmer, les Italiens restent traversés par un profond courant pacifiste - 25/3/25