Bleu et kaki, ça donne quoi ?

Samuel Legros – chargé de recherche et de plaidoyer à la CNAPD

Chronique 213 | La militarisation de la société

Au tout début du mois de septembre, le ministre de l’Intérieur Bernard Quintin présentait son « Plan grandes villes » pour lutter contre la criminalité organisée, le trafic de drogues et la multiplication des fusillades à Bruxelles. Parmi les mesures annoncées, le retour des militaires dans les rues de la capitale.1 Des patrouilles mixtes policiers/militaires qui doivent être lancées « le plus rapidement possible ». Depuis lors, plus rien. Malgré les demandes répétées du MR, le ministre de la Défense Theo Francken – de manière a priori contre-intuitive – temporise. De fait, le déploiement des militaires dans les rues est porté dans le débat public de façon opportuniste par les représentants du MR. Ce faisant, ils fixent le doigt alors que Theo Francken regarde la lune.


On prend les mêmes et on recommence ?

En présentant le déploiement des soldats belges dans l’espace public comme une nécessité pour répondre de manière temporaire au péril lié aux fusillades à Bruxelles, le parti libéral francophone veut aller vite et répéter l’expérience de l’opération Vigilant Guardian de l’armée belge lancée après les attentats contre Charlie Hebdo.

En effet, le 17 janvier 2015 à 7h du matin, les 150 premiers militaires belges, se déploient à Bruxelles et Anvers2 pour des missions de surveillance statique. Les règles d’engagement des militaires ne sont pas rendues publiques. Quatre informations sont tout de même confirmées par l’armée belge : les militaires sont sous l’autorité de la police, ils ne peuvent pas patrouiller, ils ne peuvent pas faire de contrôle d’identité ni faire usage de la force létale pour protéger des biens ou des bâtiments, sauf en situation de légitime défense prévue par la loi.

Ce déploiement prend un autre visage à la mi-novembre 2015, suite aux attentats de Paris du 13 novembre. À ce moment, l’OCAM, l’Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace relève le niveau de menace à 4 pour Bruxelles. La capitale est alors en état de siège : les transports publics sont suspendus, les écoles et les crèches sont fermées. 1 428 militaires sont présents dans les rues du pays. Ils patrouillent aussi dans les transports publics, les centres commerciaux et aux abords des établissements scolaires. Des véhicules blindés légers sont également déployés. Même si les militaires commencent effectivement à patrouiller, ils sont soumis aux mêmes règles d’engagement que lors de la phase statique : ils ne peuvent faire usage de la force qu’en cas de légitime défense.

En 2016, le plan canal fera à son tour son apparition, sous l’impulsion de Jan Jambon, alors ministre de l’Intérieur et aura pour but – selon ses propres mots – de « nettoyer Molenbeek ». Si l’opération militaire Vigilant Guardian était déjà sur pied, le Plan canal a pérennisé et étendu le principe.

Supposée être temporaire, l’opération Vigilant Guardian aura duré six ans. Dès le démarrage de l’opération, le déploiement des militaires en rue était illégal3 – en plus d’être toujours illégitime et inefficace.

Le déploiement des militaires dans la rue pour des raisons de maintien d’ordre public est strictement encadré par le Législateur. Et celui-ci rappelle avant tout que cette disposition doit être le dernier recours dans un État de droit.
Ainsi, d’après l’article 43 de la loi organisant un service de police intégré, le bourgmestre ne peut requérir l’intervention de l’armée que « lorsque ni la police locale, ni la police fédérale ne disposent encore d’assez de moyens pour maintenir ou rétablir l’ordre public » et en cas de « menaces graves et imminentes contre l’ordre public ». Cette double condition n’est pas remplie au moment où l’armée se redéploie dans nos rues, tant les « menaces graves et imminentes » correspondent au niveau 4 de la menace fixé par l’OCAM. Or, celui-ci avait maintenu un niveau de menace 3 au moment où les militaires ont été déployés. En outre, rien n’indiquait expressément que la réserve fédérale était tarie.

Rappelons aussi que le déploiement des militaires en rue devait initialement se limiter au stationnement de ces derniers devant des cibles envisagées comme sensibles, afin de libérer des policiers supplémentaires pour les missions mobiles et les enquêtes. Le fait que des militaires puissent patrouiller constitue une étape supplémentaire éminemment questionnable en elle-même, légalement et philosophiquement.


…Ou bien on va plus loin ?

un projet bien réfléchi. Plusieurs partis politiques de la majorité profitent du contexte et avancent leurs pions. La volonté de déployer des militaires dans l’espace public était présente dans leurs programmes et est ensuite coulée dans l’accord de gouvernement Arizona quand il entend déployer « un plan canal renforcé […] pour lutter activement contre la criminalité organisée et le radicalisme ». Un nouveau plan rendu « nécessaire » par « les problèmes structurels de capacité des services de sécurité locaux ».4 Le plan grandes villes de Bernard Quintin assume sa filiation avec le plan canal.

Les questions de légalité présentées plus haut sont bien connues du gouvernement fédéral. Pourtant, en parallèle de ce « plan canal renforcé », l’accord de gouvernement Arizona prévoit également de créer au sein de l’armée belge, « une réserve de défense territoriale, axée sur la défense du territoire, […] la sécurisation des sites nucléaires et des ambassades par le biais d’une sécurisation statique, la sécurisation de sites qui sont en permanence au niveau trois de l’OCAM et le secteur pétrochimique ».5 Ce faisant, le gouvernement veut généraliser la présence des militaires en rues dans des endroits sous niveau de menace 3, mais assurer une présence qui reste statique en rappelant que « les patrouilles mixtes ne sont autorisées qu’en cas de menace imminente de niveau 4 ».6

Vers l’infini et au delà

Au début du mois d’octobre, le ministre Quintin rappelle sa demande de voir des militaires patrouiller à Bruxelles et tient encore « à être très clair » : il est « favorable à l’intervention de militaires […] mais sans leur conférer les mêmes pouvoirs et missions que la police. Cela n’est ni nécessaire ni souhaitable ».7 Il veut donc en revenir à la situation qui prévalait lors de la deuxième phase de l’opération Vigilant Guardian. Mais ce faisant, Bernard Quintin propose de dépasser ce qui est prévu dans l’accord de gouvernement Arizona.

Trois semaines plus tôt, Theo Francken rappelait pourtant qu’il était aussi (évidemment, ndlr) favorable au déploiement des militaires. Mais, lui, veut aller encore plus loin dans la manipulation de cet outil et préfère donc prendre son temps. Il estime en effet « tout simplement dangereux » que des militaires patrouillent dans les rues « sans pouvoir intervenir ». Il précise : « Il faut un cadre juridique qui permette de fouiller, de demander une carte d’identité ou, si nécessaire, de menotter des personnes. C’est essentiel ».8 C’est pourquoi il annonce le déploiement de militaires belges dans l’espace public après le 8 avril 2026. C’est à cette date en effet que le nouveau code pénal entrera en vigueur. Et c’est sur la base d’un nouvel article de ce code pénal qu’il entend inscrire son projet de « Code de la Défense », actuellement en discussion au sein du gouvernement. Ce code sera présenté au Parlement théoriquement avant Noël afin d’organiser, assure-t-il, « un débat essentiel sur la question de savoir si les militaires peuvent accomplir des tâches policières ».9

Le projet est donc bien de normaliser cette présence statique et mobile des militaires en rues, sans plus de référence au niveau de menace fixé par l’OCAM et en modifiant la loi pour que les militaires se voient dotés de compétences policières de maintien de l’ordre et d’usage de la coercition, probablement en garantissant des nouvelles exceptions à la “légitime défense” des militaires prévue dans le code pénal.


Une volonté de déploiement « à la française » ?

Lors des premières discussions sur le sujet en commission de la défense de la Chambre, plusieurs députés faisaient référence au modèle français pour comparer le projet en gestation dans le cabinet de Monsieur Francken. Vu le peu d’informations disponibles au moment d’écrire ces lignes, difficile de savoir si cette comparaison est adéquate.

En France en tout cas, les prérogatives des militaires déployés dans l’espace national ont également beaucoup évolué depuis le premier plan Vigipirate lancé par Nicolas Sarkozy. Dans ce continuum, la France présentait en 2020 un nouveau « cadre juridique d’intervention des forces armées en milieu terrestre face au terrorisme ». Comme le souligne la Fondation pour la recherche stratégique,10 « les principaux réajustements sont l’extension du régime spécifique des gendarmes à l’ensemble des forces de sécurité déployées sur le territoire national et la création d’une nouvelle excuse pénale au-delà de la légitime défense ». Les forces armées françaises peuvent donc désormais « ouvrir le feu dans deux situations spéciales : pour la protection des installations militaires afin d’empêcher une intrusion dans une zone militaire hautement sensible, et en cas d’attroupements en situation de maintien de l’ordre ». Ces possibilités données aux militaires français ont été rendues possibles en créant une nouvelle « excuse pénale » à la légitime défense des militaires en cas de recours à la force lors de « cavales meurtrières ».

Les références à la situation française doivent alerter sur les potentialités à l’œuvre dans notre pays. La confusion des rôles entre l’armée et la police s’approfondit et devient petit à petit la norme. Les missions de maintien de l’ordre interne sont progressivement transférées à l’armée, questionnant ce faisant les fondements de nos démocraties.

Une entreprise qui, rappelons-le, ne permettra en rien de lutter contre la criminalité organisée et les fusillades. Une lutte pour laquelle, en effet, les besoins sont connus. Des besoins multifactoriels et qui répondent à des temporalités différentes. Des besoins qui nécessitent une collaboration de tous les niveaux de pouvoir et qui visent une action profonde sur les causes de la criminalité et sur les réseaux qui la perpétue. Par exemple : augmenter les moyens de lutte contre la criminalité financière, soutenir les services d’enquête, améliorer la coordination européenne, investir massivement dans la prévention et dans les mécanismes de lutte contre l’exclusion socio-économique, etc.

Le déploiement des militaires en rue est une politique sensationnelle sans aucun effet concret sur les enjeux qui concourent discursivement à la proposer. Il a néanmoins le (seul ?) mérite de laisser penser que le gouvernement prend le problème au sérieux.

Ce faisant, il continue sa marche forcée dans la militarisation de notre société, après l’envoi en novembre d’un courrier à 149.000 mineurs belges pour les inviter à faire leur « service militaire volontaire », sujet abordé dans un article précédent. Un autre projet réalisé par l’Arizona, « crucial pour le développement et le renforcement de la réserve ». Cette même réserve qui, comme l’a vu, sera déployée sur le territoire national. La boucle est bouclée.

 

 

 


1 Notons que le « Plan grandes villes » de Bernard Quintin envisage également le déploiement des militaires dans d’autres grandes villes, dont Anvers, Liège, Gand ou Namur.
2 Pour rappel, très rapidement (dès le 25 janvier) – et probablement à la demande des bourgmestres, qui sont aussi les chefs de polices zonales –, des militaires sont également déployés à Liège, Huy et Verviers.
3 Dans le cadre d’une tentative de dépôt de plainte par 4 associations (CNAPD, LDH, Vrede et Liga voor Mensenrechten) à la base de la campagne « rue sans soldats » dès 2015, les différents maillons de la chaîne de décision se sont à chaque fois renvoyé la balle de l’irresponsabilité juridique et ont systématiquement refusé l’accès à de nombreux documents administratifs qui ont autorisé le déploiement de l’armée dans l’espace public.
4 page 141 de l’accord de gouvernement
5 page 185 de l’accord de gouvernement
6 Theo Francken, compte-rendu intégral de la Commission de la défense nationale du 24/09/2025, p.51. Vous aurez remarqué qu’il n’est jamais question, dans la bouche du gouvernement, des capacités de la police fédérale.
7 Article de la RTBF : Le ministre de l’Intérieur, Bernard Quintin, maintient l’objectif de militaires en rue à Bruxelles d’ici la fin de l’année – 1/10/2025
8 Article du Soir : Sécurité à Bruxelles : Theo Francken précise la date d’arrivée des militaires dans les rues – 12/9/25
9 Theo Francken, compte-rendu intégral de la Commission de la défense nationale du 24/09/2025, p.51.
10 Note d’Elise Boz-Acquin – Le nouveau cadre juridique d’intervention des forces armées en milieu terrestre face au terrorisme – Fondation pour la recherche stratégique – 10/8/20