Aline Wavreille, chargée de communication à la Ligue des droits humains
Chronique 213 | La militarisation de la société
Certains chercheurs y voient une révolution militaire : les drones se multiplient sur les terrains de guerre. L’invasion russe de l’Ukraine marque sans doute un tournant en la matière, tant par la quantité d’appareils engagés dans le conflit (plusieurs millions) que par leur influence sur les opérations militaires. Ces drones servent à la fois de grenades et de mortier mais également de « jumelles » pour les armées. Ils ont aussi fait une incursion dans le ciel belge ces dernières semaines, en survolant plusieurs lieux sensibles, comme des aéroports et des bases militaires. La police belge mise, elle aussi, désormais sur ces outils de répression pour « surveiller » nos rues. Des phases-tests sont en cours à Bruxelles. La LDH y voit un risque important pour la protection des droits humains et, par conséquent, s’y oppose.
Au printemps dernier, plusieurs communes bruxelloises – celles de Bruxelles, d’Ixelles, de Watermael-Boitsfort, d’Uccle et d’Auderghem – ont donné leur feu vert à l’utilisation de drones par leurs zones de police. La communication est rodée1 : dans un communiqué de presse, la zone de police Bruxelles Capitale-Ixelles explique qu’elle utilisera donc ces caméras mobiles embarquées sur des drones lors « d’interventions d’urgence imprévisibles et exceptionnelles, telles que des incendies, disparitions inquiétantes, émeutes, attentats ou courses-poursuites ».
L’arrêté voté par le conseil communal de la Ville de Bruxelles donne pourtant une marge de manœuvre bien plus large à la police en précisant notamment que les drones peuvent être utilisés pour « prévenir, constater et déceler des infractions ou incivilités sur la voie publique, et assurer le maintien de l’ordre public », comme l’épingle le journal Le Soir2. L’objectif défendu ? Améliorer la sécurité du personnel et des citoyen·nes, se défend la zone de police. Évidemment.
Collaborer avec une entreprise privée
Concrètement, le projet prévoit une collaboration de la police avec une société privée flamande, Citymesh, titulaire des licences requises. L’entreprise propose des « drones-as-a-service », c’est-à-dire des drones en attente sur le toit d’immeubles que la police peut appeler contre rémunération. Compris dans le « paquet » de cette collaboration : les appareils, donc, mais aussi les pilotes. Les drones sont pilotés à distance depuis le dispatching de la zone POLBRU (Bruxelles Capitale – Ixelles) par le personnel de la société commerciale en question, sous supervision policière. Cette technologie de surveillance peut également s’appuyer sur des logiciels d’analyse d’images.
La zone de police indique que Citymesh n’aura pas accès aux images capturées. Les enregistrements du drone seront conservés pendant 365 jours maximum et au-delà des trente premiers jours, leur accès sera limité aux enquêtes criminelles. « Il s’agit d’un projet pilote, qui fera l’objet d’une analyse d’impact et de risques à l’automne. La protection de la vie privée et les aspects opérationnels seront évalués », ajoute la zone de police. Selon nos informations, une analyse d’impact aurait été réalisée entre mai et juin 2025, soit après le début de la phase-test. En principe, pour qu’elles aient une utilité, les analyses d’impact doivent être réalisées avant le déploiement d’un outil et non après.
Plus de 140 vols illégaux
Le projet a débuté le 25 avril 2025 et s’est prolongé jusqu’en juin 2025. Plus de 140 vols ont été réalisés. Illégalement. C’est ce que pointe le COC, l’Organe de contrôle de l’information policière, dans un rapport rendu public3 il y a quelques semaines. Selon le COC, l’utilisation d’une caméra montée sur un drone piloté par un employé d’une firme privée « pour l’exercice de missions policières est contraire à la loi ».
Dans le Soir4, Franck Schuermans, président du COC, explique : « Cela ne va pas, étant donné qu’il s’agit là d’une tâche policière, et que la police voulait utiliser ces drones sans faire d’analyse d’impact. Et alors même que leur délégué à la protection des données savait que ce recours à une firme externe, dans le cadre d’un traitement de données policières, allait poser un problème. » Conclusion du COC ? Le projet pilote est illégal et il faut y mettre fin.
L’alerte de la Ligue des droits humains
C’est donc le nœud du problème pour le COC : faire appel à une firme privée pour gérer des données personnelles aussi sensibles et opérationnaliser des missions policières. La zone de police a déjà répondu que pour y remédier, elle formerait des fonctionnaires de police qui se chargeront du pilotage des drones.
Si l’on ne peut bien entendu que partager l’analyse du COC, ce recours à une firme privée est loin d’être le seul problème. La Ligue des droits humains avait alerté, dans un courrier envoyé aux bourgmestres, échevin·es et conseiller·ères des communes concernées, avant les votes en conseils communaux. Ce qui ne les a pas empêchés d’accepter que la police surveille les rues de leur territoire avec des drones, sans cadre fort. Il fallait autoriser ce déploiement dans le cadre de ce projet pilote pour « d’urgents impératifs de sécurité », prétendaient-elles, avec pour résultat que cela s’est fait de manière précipitée. Les enjeux de surveillance sont pourtant lourds.
La Ligue des droits humains pointe ici des éléments et risques liés à ce projet de surveillance massive :
• Le premier, c’est que pour justifier une ingérence dans le droit fondamental au respect de la vie privée, il faut réaliser une analyse de l’impact des opérations envisagées sur la protection des données à caractère personnel. Ce cadre très strict est exigé par les législations nationales et européennes. Cette analyse doit se faire avant le traitement de ces données. Puisque l’objectif est de s’interroger sur la nécessité et la proportionnalité de ces opérations de traitement de données au regard de leurs finalités, de ce à quoi elles vont servir. Et de se poser cette question essentielle : est-ce qu’il n’existe pas un moyen moins intrusif pour répondre à notre objectif ? Obligatoire aussi : une évaluation des risques pour les droits et libertés des personnes concernées.
Or, la zone de police n’avait pas prévu cette analyse d’impact en amont, pensant pouvoir la contourner le temps de la période de test. L’utilisation d’une technologie de surveillance invasive, même au stade d’expérience, doit pourtant répondre à ces obligations.
En matière de surveillance, c’est un modus operandi que les ONG de défense des droits fondamentaux connaissent bien : les autorités lancent des projets-pilotes et ensuite, se posent la question de leur impact sur les droits fondamentaux. Une fois que les investissements sont faits et qu’il est donc plus difficile de faire marche arrière. Le raisonnement est celui-ci : « le matériel est là, ce serait trop bête de ne pas l’utiliser ».
On peut aussi souligner que le COC, à savoir l’organe d’avis qui est sensé outiller les services de police en matière de respect des législations relatives à la vie privée, n’a pas été saisi, ce qui ce qui est lourd de sens lorsque l’on s’apprête à avoir recours à un outil de surveillance massive de l’espace public.
• Un deuxième point soulevé par la Ligue des droits humains portait sur les objectifs du projet : flous, très larges et abstraits, sous couvert de phase-test. La police pourrait donc par exemple utiliser ces drones pour lutter « contre les incivilités ». À titre de comparaison, la police avait déjà utilisé des drones durant la pandémie de Covid19 à des fins de poursuites judiciaires. Et cet usage avait été considéré comme disproportionné au regard des faibles peines prévues pour les infractions visées. La Ligue des droits humains soulignait également les problèmes liés à l’évaluation de ce projet pilote : c’est la zone elle-même qui prévoyait « d’apprécier l’opportunité et les avantages de l’utilisation de ces drones ». Compliqué avec des objectifs aussi flous, aucune méthodologie spécifiée et sans même mentionner qu’une évaluation indépendante était préférable au regard des risques majeurs pour le respect des droits fondamentaux des personnes.
• Un troisième risque repose sur l’usage de logiciels d’intelligence artificielle pour analyser ces images. C’est un autre angle mort du projet : la zone de police l’élude, or c’est fondamental de savoir quel sera le traitement réservé à ces images : quel logiciel les analysera ? Et comment ?
La Ligue des droits humains a saisi le Conseil d’État pour contester ces décisions d’autoriser le recours à des instruments extrêmement intrusifs, qui plus est sans cadre juridique clair et avec une privatisation larvée de tâches de police.
Solutionnisme technologique
Au-delà de ce projet particulier de déploiement de drones, la Ligue des droits humains dénonce également le recours presque systématique aux moyens de surveillance par la police. L’enquête réalisée avec Le Soir7 et Le Vif 8, ainsi que le collectif Technopolice, publiée en novembre dernier, a démontré l’explosion du nombre de caméras en rue ces dix dernières années, alors que les études confirment l’inefficacité de ces dispositifs et que leur coût est énorme. Tout comme les caméras de surveillance et les logiciels déployés pour analyser les images captées, les drones sont un dispositif répressif qui s’utilise surtout contre les communautés et les groupes déjà très contrôlés, voire criminalisés, comme les personnes migrantes, racisées et les manifestant·es. De plus, le recours à des outils de surveillance aussi poussés que des drones amplifie ce phénomène, de par ses capacités beaucoup plus intrusives et les possibilités de surveillance des espaces publics ou ouverts au public qu’il permet. Si l’on y ajoute le recours à des logiciels d’intelligence artificielle et des intérêts privés, les risques sont vraiment exacerbés.

1 Article de BX1 : Des drones en soutien aux policiers bruxellois : une phase de test est lancée -28/4/2025
2 Article du Soir : Bruxelles : des vols de drones illégaux menés par la police – 7/11/25
3 Rapport public contrôle thématique de contrôle de l’information policière relatif au recours, par la zone de police Bruxelles-Capitale/Ixelles à une caméra montée sur un drone appartenant à et opérée par une entitée privée
4 Article du Soir : Bruxelles : des vols de drones illégaux menés par la police – 7/11/25
5 Rapport public contrôle thématique de contrôle de l’information policière relatif au recours, par la zone de police Bruxelles-Capitale/Ixelles à une caméra montée sur un drone appartenant à et opérée par une entitée privée
6 Courrier de la Ligue des droits humains concernant l’utilisation de caméras mobiles sur des drones, DIAB (Drones in a box), par la zone de police de Bruxelles Capitale Ixelles – 23/4/25
7 Dossier du Soir : En dix ans, la vidéosurveillance a conquis plus de trois communes sur quatre à Bruxelles et en Wallonie – 5/11/25
8 Site internet et app reprenant toutes les données issues de l’enquête