Fatiha Aziz, habitante du Peterbos et Jennifer Lemaire, Ligue des droits humains
Chronique 213 | La militarisation de la société
Je m’appelle Fatiha, je suis maman solo d’une fille de quatorze ans et j’habite au Peterbos depuis un peu plus de deux ans. Aujourd’hui, je vous fais découvrir mon quartier, mon Peterbos. On a de la chance parce qu’on a du beau temps. Bien sûr, c’est une promenade fictive, puisque dans la vraie vie, vous n’avez pas le droit de venir. Depuis que Peterbos a été rebaptisé en hotspot, nous, les 5000 habitants de ce quartier, nous sommes isolés. Comme dans une zone sous contrôle militaire, ici s’appliquent isolement et couvre-feu. Coupables d’être victimes du trafic de drogue. C’est dommage car les gens qui viennent ici repartent avec une image autre que celle qu’ils avaient en arrivant. Ce qu’on dit de nous à la télé n’a rien à voir avec qui on est. Ce sont deux histoires vraiment différentes. Merci de prendre le temps d’arpenter la mienne.

Mon Peterbos
J’ai attendu sur le pas de ma porte. Je fais ça chaque fois que quelqu’un me rend visite – ce qui n’arrive plus tellement ces temps-ci. Je regarde la réaction des gens quand ils découvrent la vue qu’offre le Peterbos en passant par le hall qui mène à mon appartement, situé au dernier étage. On a une vue extraordinaire d’ici, thérapeutique.
Et pourtant nous sommes sur une île, complètement isolés. C’est vrai que j’avais remarqué que Peterbos était très vide ces derniers mois, mais je n’étais pas au courant de ce qui se jouait dans notre dos. J’ai découvert après un an et neuf mois qu’une ordonnance interdit Peterbos aux gens qui n’y habitent pas.1 Peterbos n’est plus un endroit public. Seuls ceux qui y vivent peuvent y circuler, à quelques exceptions près. Comprenez-moi bien : ce n’est pas un couvre-feu, ça s’applique tout le temps, à n’importe quelle heure du matin, du soir ou de la nuit. Et tous les trois mois, le conseil communal revote pour prolonger l’ordonnance de trois mois encore.
J’habite un bloc du fond. Ce n’est pas évident de le trouver car le numéro des blocs ne suit aucune logique. Ce n’est pas grave, ça donne l’occasion de traverser le quartier. Certes, si on regarde les bâtiments qui nous entourent, ils sont impersonnels, froids. Mais partout autour, il y a des peintures, de la décoration, de la chaleur humaine. Des traces de nous. Ici, une fresque exotique qui dit merde au gris du bitume. Là une autre peinte par les habitants eux-mêmes. À votre droite, des potagers qui sont distribués aux locataires, surtout aux personnes âgées. J’ai compris pourquoi quand je les vois sortir, prendre soin de leurs fruits, leurs légumes, s’asseoir, discuter. Et je me dis que c’est chouette pour elles de pouvoir travailler la terre comme elles le faisaient quand elles étaient plus jeunes.
Il y a beaucoup d’entraide et de respect ici. Les gens de l’extérieur nous le disent. On distribue des colis alimentaires, on prend soin des aînés, on fait du bénévolat auprès des enfants. Ce jeune de 16 ans, Pascal, qui a sauvé une dizaine de vies lors d’un incendie au bloc 13 : c’est ça l’esprit de Peterbos.2
Victimes deux fois
C’est vrai, il y a de la vente de drogue dans notre quartier. Je ne l’ai jamais vue de mes propres yeux mais je sais bien qu’ils sont là. C’est à cause de ça que Peterbos est devenu un hotspot. Je me demande qui a inventé ce mot : hotspot. Et qui a décidé de donner ce nom à notre quartier ? Ça me paraît dangereux comme idée parce qu’on dirait qu’on n’est plus à Anderlecht. C’est comme ça que je le vis. Je suis remontée quand j’y pense. On aurait fait ça ailleurs, ça ne serait jamais passé mais ici, si. Comme c’est un hotspot, comme c’est contre la criminalité, alors ça passe. Tu vis dans un hotspot, du coup, d’autres règlements s’appliquent à toi. Et tu n’as plus les mêmes droits que les autres citoyens d’Anderlecht.
Ça me parait évident car je suis néerlandophone mais Peterbos veut dire le bois de Peter. Pendant les pique-niques qu’on fait ici, je lis des histoires aux enfants. Et une des histoires raconte que dans le bois de Peter, tout le monde dit qu’il y a des loups-garous. Mais en fait, on n’en a jamais vu un. Nous non plus, on n’a jamais vu de loups-garous au Peterbos. On ne voit que des gens et des familles et des enfants et des personnes âgées. Depuis deux ans, on essaie de raconter notre propre histoire, pour qu’on parle de nous aussi. On n’est pas des loups-garous, on est des êtres humains, on a le droit d’exister et de vivre comme tout le monde.
À cause de cette ordonnance d’isolement, des gens ont reçu une amende de 350 euros. 251 personnes.3 Je ne les connais pas personnellement. Je ne sais pas si c’était des visiteurs ou des gens qui ne faisaient que passer, s’ils étaient courant qu’ils n’avaient pas le droit d’être là. On ne nous a pas averti de ça. Légalement, ils sont obligés pourtant. Par lettre, par mail, par flyer, sur le site officiel de la commune – je ne sais pas bien mais c’est la loi. Même ce droit basique, ce droit à l’information, on nous l’a retiré. La commune vote tous les trois mois pour une ordonnance dont nous, les premiers concernés, ne sommes même pas au courant. Au lieu que ce soit notre commune, ce sont les médias qui nous l’apprennent, quand ils en parlent une ou deux fois dans l’année !
Je me rappelle qu’à la première fusillade, un journaliste est venu avec un gilet pare-balles. Qu’est ce qu’on en a fait, des blagues ! On lui a dit : “Mais il nous faut tous des gilets pare-balles alors ! Pourquoi juste le journaliste ?” Maintenant, quand des journalistes me disent qu’ils viennent, je leur dis : surtout, n’oubliez pas votre gilet pare-balles !
Cette stigmatisation pèse lourd sur nos vies, sur celles des habitants, sur celle de ma fille et moi. Elle n’ose pas dire à l’école qu’elle vit ici, elle ne peut pas expliquer pourquoi elle n’invite personne à la maison. Quand un de ses camarades a su d’où elle venait, il a dit en rigolant :
– Tu viens du Peterbos, ça va se finir en coups de couteau !
Pour lui, c’était une blague. Pas pour nous. Cette stigmatisation imprime sur nous l’idée que nous avons fait quelque chose, que nous sommes hors la loi, qu’on mérite d’être traités comme ça, différemment.
Le jour où presque 900 policiers sont tombés sur nous, c’était un matin très tôt à 8h30.4 Vous avez peut-être vu les images à la télé. Je le vis au présent, j’en suis encore traumatisée. Ce matin-là, ma fille part à l’école une heure plus tard car elle n’a pas cours la première heure. Elle attend le bus mais il ne vient pas. Elle m’appelle pour me le dire puis elle me rappelle :
– Maman, il y a la police partout.
– Comment ça, la police ?
– Y a des centaines de policiers qui entrent dans Peterbos.
– Quoi ?
– Des camions, des voitures. Ils sont habillés en mode guerre, maman.
Je lui dis de ne pas bouger, je viens la récupérer. Je suis encore en pyjama, j’enfile ma veste et mes chaussures. Arrivée en bas, des policiers sont devant la porte de mon immeuble. L’un d’eux me crie immédiatement :
– Carte d’identité, contrôle !
– Je n’ai pas pris mon sac. Je vais simplement chercher ma fille qui est en panique à l’arrêt de bus.
– On s’en fout de ta vie, personne ne passe. Carte d’identité !
On me repousse à l’intérieur. Je suis dans une situation que je n’ai jamais vécue. Tout ça, c’est nouveau pour moi. Les gens qui vivent ici depuis plus longtemps comprennent déjà mieux, ils se sont adaptés. Ils n’auraient pas dû s’adapter. C’est ce que je dis depuis le début : je ne vais pas m’adapter, je ne veux pas m’adapter à ça. Ce qui nous arrive ici n’est pas normal. Pour nous, pour nos enfants qui vivent cette répression. On ne peut pas accepter qu’ils grandissent comme ça.
Je pleure, je crie, rien n’y fait. Je finis par retrouver mes esprits, je remonte chercher ma carte d’identité, j’ai enfin le droit d’aller chercher ma fille. Quand nous revenons, des policiers s’engouffrent dans tous les bâtiments, tous les couloirs. Je n’arrête pas de demander ce qui se passe.
– Vous inquiétez pas, madame, me répètent-ils.
– Il y a presque mille policiers dans mon quartier et je ne vais pas m’inquiéter ?
À la fin de l’opération, l’un d’eux finit par me dire :
– Madame, ne vous inquiétez pas, c’est juste pour faire peur aux criminels. Pour leur dire qu’on est là.
Cette phrase, je ne l’oublierai jamais. Parce que les criminels, ils n’étaient pas là. Les vendeurs de drogue n’étaient pas là quand ils ont fait cette descente. Ils ne sont pas là à cette heure-ci, à 8h30 du matin. Donc à qui ont-ils fait peur ?
Aux habitants du Peterbos.
Ils sont restés toute la journée. Ce jour-là, j’ai compris deux choses. La première, c’est que pour eux, c’est nous les criminels. Le deuxième message, c’était : on peut vous tomber dessus quand on veut, on peut vous perquisitionner, vous contrôler, vous interdire d’inviter votre famille. On peut faire ce qu’on veut avec vous autres du Peterbos.
Ils n’ont pas besoin de faire ça tous les jours parce que quand ils sont partis, ils ont laissé leurs fantômes ici. Je n’ai pas peur des dealers. J’ai un peu peur des fusillades, oui. Mais j’ai surtout peur de la police et de la commune. J’ai peur de ces fantômes qui hantent Peterbos.
Se réapproprier Peterbos
Communiquer avec nous, ça permettrait de participer, de voir ensemble si ça a servi à quelque chose. Regarder un an et neuf mois en arrière et peut-être se dire que ce n’était pas une bonne idée. Parce que le résultat, c’est que ce quartier est vide, il est mort.
Regarde, deux épiceries ont fermé ici récemment. Mais un lieu abandonné, délaissé, c’est justement un endroit idéal pour dealer. Là, le terrain de basket est vide. Les jeunes qui habitent dans ces maisons-là juste en face n’ont plus le droit d’y venir. Regarde cette magnifique plaine de jeux, il n’y a pas un enfant. Et pourtant aujourd’hui, il fait bon, la journée idéale pour sortir jouer.
Les personnes âgées se rappellent d’une époque où il y avait un coiffeur, des boulangeries, des cafés. Ça vivait. Aujourd’hui, il n’y a plus aucun lieu où se retrouver. On est isolés du reste du monde et même entre nous, on n’a rien qui permette de créer du lien. Chacun rentre chez lui.
C’est marrant parce que nos solutions sont tout le contraire de ce qu’ils proposent. Ils nous isolent et moi je propose de s’approprier, de vivre dans ces espaces. C’est notre espace, il est magnifique, il est à nous. Mettons-nous là, faisons des activités. Ça fera partir les dealers encore plus vite que la police. C’est tout le contraire qu’il se passe. Par exemple, il y a ce projet de quartier qu’ils veulent arrêter, Samen op straat, Ensemble dans la rue.5
Ce sont des papas qui vont partout dans Peterbos parler avec les jeunes, les soutenir, leur faire des leçons de papas. “Trouve un travail”. “Essaie de reprendre tes études”. Ils ont réussi à créer des relations avec eux parce qu’ils sont là tous les jours, depuis des années. Il y a un vrai suivi. Mais le subside s’arrête en décembre. Les solutions sont déjà là, ils les stoppent et les remplacent par de la répression policière.
Il y a plein de choses qui peuvent faire cesser la criminalité, mais ça doit être un travail à long terme. Ce n’est jamais une solution magique qui marche du jour au lendemain. Celui qui deale a un boss. Il faut arrêter le boss, stopper tout le système. On sait qu’il y a de la drogue, qu’il y a des armes : comment sont-elles entrées en Belgique ? Comment sont-elles arrivées au Peterbos ? Il y a forcément un chemin, suivez-le ! Elles rentrent par le port d’Anvers ? Alors allez faire votre enquête là-bas. Pourquoi venir la faire chez une maman ?
Maintenant, on est en automne, Peterbos change de couleur, comme à chaque saison. Quand il neige, tout est blanc, c’est magnifique. En été, c’est complètement différent. On a même ces oiseaux assez rares qu’on voit ici régulièrement. Ils sont tout vert, des perruches du Brésil. Ces oiseaux ne devraient pas être ici en Belgique, mais ils ont émigré et ils sont restés. Je les vois souvent et je me dis : – Vous aussi, vous êtes arrivés ici, vous avez aimé le Peterbos et vous êtes restés.
Peterbos, mais aussi tout le reste de la société
Je vois un lien entre tout ce qui se passe. Le vivre ensemble, plus d’égalité, avancer vers un mieux, tout est en train de disparaître et d’être remplacé par son contraire : faire plus de différences entre les gens. 90 % des gens qui vivent ici sont des gens de couleur. Comment ne pas penser à de la ségrégation ? Tout ce qui est mis en place ici va dans cette même direction et je ne parle pas que de l’isolement du Peterbos. Il y a peu, ils ont essayé d’imposer un couvre-feu aux commerces de Cureghem et de la place de la Résistance à partir de 21h. 21h, ça veut dire que beaucoup auraient fait faillite. On est déjà en train de trembler de peur du fait qu’ils vont couper le chômage à des milliers de gens. Parmi les chômeur·euses, beaucoup viennent des quartiers populaires, ce sont des gens de couleur qui ne trouvent pas de travail à cause du racisme ou parce qu’ils n’ont pas eu la possibilité de faire des hautes études. Chez les commerçant·es, certains n’ont trouvé d’autre solution que de devenir indépendants. Ils ont mis tous leurs efforts, leur temps, leur argent pour ouvrir un commerce, et avoir de quoi nourrir leur famille. Mais un snack qui doit fermer à 21h fait faillite. Le restaurant fait faillite, les cafés, les night shops. Où vont-ils aller ? J’aime cette commune, je vis ici depuis longtemps et j’ai envie d’y rester. Mais si l’idée générale, c’est qu’Anderlecht change de visage – littéralement de visage – je n’aurais d’autre choix que de partir.
On arrive presque à la fin de notre balade. Au sommet de ce lopin de terre, c’est une ruche. C’est tellement rare des ruches en ville que les gens venaient au Peterbos en groupe, des écoles, pour voir nos abeilles. On est très fiers de nos abeilles.
Avec tout ce qui se passe, on se sent obligés de bouger. À la télé, on montre la fusillade mais on ne montre pas la communauté qui se crée. Pourtant, les liens se forment et grandissent, les gens s’investissent. On est en train de faire naître quelque chose de nouveau, avec des associations et des citoyens d’horizons différents.6 Quand on organise une activité, on invite tout le monde. Quand eux ont besoin de soutien, on vient à notre tour. C’est le côté positif de toute cette histoire, pour moi.
Je te parlais de ce couvre-feu des commerçants. On s’est mobilisés et le conseil communal a fini par voter contre.7 On était plus d’une centaine devant la commune ce soir-là.
Si je devais passer un message du Peterbos au reste du monde, je dirais aux gens de venir nous voir. On a besoin de monde pour nous soutenir. Des associations qui s’y connaissent sur le plan légal. On veut pouvoir faire des recours, ce type d’actions.
Je dis souvent qu’on fait le travail que notre commune devrait faire. Ils font le contraire de ce qu’on attend d’eux et on fait le contraire de ce qu’ils attendent de nous. Ils préfèrent certainement que chacun reste chez soi et se taise. On se mobilise, on s’associe, on travaille ensemble. On sait que c’est comme ça qu’on améliore les choses. On est un peu les abeilles du Peterbos, finalement.

1 Article 1er de l’ordonnance de police approuvée par le conseil communal d’Anderlecht pour limiter la fréquentation des espaces publics du Peterbos du 4 septembre au 4 décembre 2025
2 Article de BX1 : “Il a sauvé ma vie” : un adolescent mis à l’honneur pour son courage lors d’un incendie au Peterbos – 27/11/25
3 Article de SudInfo : En un an et demi, 251 personnes ne résidant pas au Peterbos, à Anderlecht, sanctionnées – 26/6/25
4 Article de RTL Info : Plus de 900 policiers déployés au Peterbos – 12/2/25
5 Article de Bruzz : La Flandre stoppe les subsides du projet Samen op straat (trad.) – 21/6/25
6 Article de Bruxelles Today : « Des mesures communales liberticides » : Au Peterbos, un pique-nique comme acte de résistance – 11/8/25
7 Article de RTL Info – Anderlecht : le conseil communal dit non au couvre-feu voulu par le bourgmestre Fabrice Cumps – 6/11/25