Les points sur les « i »? Vraiment?

Lettre ouverte sur Facebook – Réponse du Président de la LDH, Alexis Deswaef, au message du Premier ministre « Le sens de la nuance et des responsabilités » publié sur Facebook le mardi 2 janvier 2018.

Monsieur le Premier Ministre,

Permettez-moi de vous répondre directement par Facebook, vu que vous avez choisi cette voie pour répondre aux nombreuses questions qui vous étaient adressées sur le dossier soudanais.
Votre communication est à première vue bien huilée, mais malheureusement elle n’apporte pas les réponses indispensables et contient de nombreux raccourcis et des explications simplistes.
Vous commencez en rappelant que vous appliquez « une politique migratoire humaine et ferme ». Ce n’est pas une politique. C’est un slogan, destiné à rassurer les citoyens et à concilier l’inquiétude légitime face aux questions migratoire et la bonne conscience de chacun. Cette petite phrase avait déjà été usée jusqu’à la corde par Maggie De Block dans le gouvernement précédent. Toutefois, sur le terrain, nous ne constatons que la fermeté, jamais l’humanité. Si votre politique était humaine, la famille arménienne de la petite Kristina aurait été régularisée au lieu d’être arrêtée chez elle avant Noël pour être conduite dans un centre de retour en vue d’être expulsé après 9 ans dans un pays que les enfants de cette famille ne connaissent même pas.

Vous vantez l’action du gouvernement en disant que « malgré la grave crise de l’asile depuis 2015, la situation a été gardée en permanence sous contrôle dans notre pays ». Vous y voyez « le fruit de l’action coordonnée et résolue du gouvernement et de l’ensemble des services administratifs et policiers ». Pardon, mais vous oubliez surtout l’action des milliers de citoyens qui hébergent les migrants afin d’éviter qu’ils ne dorment dans le Parc Maximilien. S’il n’y a pas de « 2ème Calais à Bruxelles », c’est plus grâce à cette solidarité citoyenne que grâce à votre politique qui ne vise qu’à « nettoyer » Bruxelles sans rien solutionner sur le fond.

Vous avez raison : la politique de retour vers le Soudan est très sensible. Le Soudan est une des pires dictatures au monde. Son président est sous le coup d’un double mandat d’arrêt international de la CPI. Inviter cette mission d’identification soudanaise, composée de trois fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur du Soudan, à savoir le cœur même de l’appareil répressif soudanais, était une faute grave. Le déroulement de la mission s’est révélé catastrophique pour les Soudanais arrêtés dans nos centres fermés. Ils ont été auditionnés par la « mission », hors présence d’une personne de nos services comprenant ce qui se disait. Certains ont témoigné qu’ils n’osaient plus demander l’asile en Belgique après avoir été confronté à cette mission d’identification.

Votre explication, sans nuances et fuyant toute responsabilité, est simple : les autres pays européens le font aussi. ! On croirait entendre un enfant face à son papa et le fameux « mais toute la classe le fait aussi ! » L’Europe a vendu son âme en pactisant avec ce diable d’Omar El-Bechir. Officiellement, le but est de combattre le trafic d’êtres humains. En pratique, les bourreaux du régime soudanais ont reçu plus de 250 millions d’euros de l’Union européenne pour arrêter les flux migratoires vers l’Europe. Les 28 Chefs d’Etat et de Gouvernements ont décidés cela en novembre 2015 au sommet de La Valette (Malte) et vous y étiez. Un homme d’Etat remettrait ce deal de la honte sur le métier européen pour que l’Europe cesse de se rendre complice de crimes contre l’humanité.

Qu’attendez-vous ?

Si le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (HCR) organise des rapatriements au Soudan, il s’agit de rapatriements volontaires, avec un accompagnement. Ce que notre secrétaire d’Etat a mis en œuvre, ce sont des rapatriements forcés (9 rapatriements forcés : 1 déguisé en départ volontaire, 3 sans escorte et 5 avec escorte). Pour se justifier, Theo Francken a en outre prétendu qu’il le faisait sous contrôle du HCR, mais ce dernier a démenti et avait plutôt appelé à la prudence depuis septembre.

Vous affirmez que l’Office des Etrangers, qui se charge des expulsions, a examiné chaque cas au regard du risque de violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, à savoir l’interdiction absolue de la torture et de tout traitement inhumain et dégradant. Le risque suffit à appliquer le principe de précaution et ne pas expulser. Toutefois, le directeur de l’Office des Etrangers a admis que ce contrôle était « sommaire », ce qui dans le chef de cette administration veut tout dire. Sa précision « que les retours n’ont pas lieu vers des régions jugées dangereuses par le CGRA » est de la poudre aux yeux, vu que par définition tous les rapatriements se font vers la capitale Karthoum.Vous avez raison sur le fait que toute décision est susceptible d’un recours devant une juridiction indépendante. Malheureusement, votre gouvernement a montré qu’il n’hésite pas à s’asseoir sur une décision de justice quand le résultat ne lui plait pas. Un des Soudanais rapatriés avait obtenu une décision du juge interdisant son expulsion. L’Office lui a fait signer un abandon de procédure et un accord pour un retour volontaire dans une langue qu’il n’est pas capable de lire ni de comprendre.

Vous osez même reprendre mot pour mot la rhétorique de Theo Francken quand il prétend que « le 20 décembre dernier, la Cour d’Appel de Liège a donné gain de cause à l’Etat en réformant l’ordonnance du Président du Tribunal de Première Instance qui interdisait à l’Etat belge de rapatrier des personnes soudanaises, à la suite d’une procédure introduite par la Ligue des droits de l’Homme ». Ce n’est pas correct et vous le savez, à tout le moins si vous avez lu l’arrêt ? Si victoire il y a, c’est une victoire technique : la Cour d’Appel a déclaré irrecevable l’action de la LDH du fait que l’association n’avait pas d’« intérêt à agir ». La Cour ne s’est pas prononcée sur le caractère fondé de l’argumentaire de la LDH, ce que le premier juge avait accepté à deux reprises, même après avoir entendu les arguments de l’Etat belge. Rappelons aussi que la Cour constitutionnelle avait statué dans un arrêt 133/2013 du 10 octobre 2013 que l’Etat devait légiférer sur le droit d’action des associations. Donc la loi est inconstitutionnelle depuis quatre ans. Cette « victoire », vous la devez donc à une lacune juridique que vous n’avez pas été capable de -ou pas voulu- corriger. Cet arrêt de Liège a été rendu le jour où ont été révélé les témoignages qui attesteraient d’exactions et de tortures commises sur les Soudanais renvoyés chez eux, ce qui semble, malheureusement, donner raison quant au fond et légitimer l’action en justice de la LDH. Vous devriez vous réjouir : si la LDH n’avait pas agi, de nombreux Soudanais détenus au centre fermé de Vottem auraient été rapatriés à Khartoum avec, au bout du voyage, le risque d’être torturé.

Le Secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration avait d’ailleurs été expressément averti de ce risque par la note du 24 octobre du Commissaire général aux Réfugiés (CGRA) reçue par porteur. Dans votre post Facebook, en voulant nuancer la note, vous en minimisez l’importance, comme si elle vous autorisait à renvoyer les Soudanais sauf certains. Vous dites que « pour 11 états (provinces), soit la grande majorité du territoire soudanais, la protection subsidiaire n’est pas accordée ». D’abord, dans 7 états, la protection est automatique (les 5 états formant le Darfour, le Sud-Kordofan et le Nil-Bleu) et les 11 états restant forment une « petite » plutôt qu’une « grande » majorité du territoire soudanais. En plus, vous écrivez cela 4 jours après que le dictateur El-Bechir ait proclamé l’état d’urgence dans deux états supplémentaires à savoir le Kordofan-Nord et de Kassala. La note du CGRA fait la distinction entre les régions et les ethnies, arabes et non-arabes (dont tous les dossiers sont gelés en attendant des informations complémentaires). Ne minimisez pas cette note, qui n’avait pas été respectée par votre secrétaire d’Etat, car je vous rappelle que vous avez chargé ce même CGRA de l’enquête que vous avez ordonnée pour vérifier les témoignages de torture et mauvais traitement qu’auraient subis le 9 Soudanais que vous avez renvoyés de force aux mains de ces tortionnaires.

La « debat-fiche » de la NV-A rappelle que les migrants du Parc Maximilien en général et les Soudanais en particulier sont des « transmigrants qui choisissent de ne pas introduire de demande d’asile en Belgique parce qu’elles souhaitent se rendre au Royaume-Uni. Vous le rappelez dans votre mise au point. Si pour de bonnes ou mauvaises raisons (liées à des liens familiaux, au travail, à la langue ou encore aux possibilités d’intégration) de nombreux migrants voient l’Angleterre comme la terre promise, d’autres raisons viennent expliquer cela. La principale est le « Règlement Dublin », que vous reconnaissez d’ailleurs appliquer, qui permet à la Belgique de renvoyer tous les demandeurs d’asile vers le premier pays d’entrée en Europe, en l’occurrence l’Italie. Or, ce pays croule sous les demandes d’asile et n’a eu de cesse de demander -en vain- une plus grande solidarité à ses partenaires européens. Les conditions d’accueil et les procédures d’asile n’y représentent donc plus les mêmes garanties de traitement équitable que chez nous et les migrants souhaitant demander une protection n’osent du coup pas l’introduire chez nous par crainte d’y être renvoyé. Le pire, c’est que vous savez tous cela, mais vous vous drapez dans l’application de la législation européenne. La réponse d’un homme d’Etat serait de renoncer à la faculté que vous offre le Règlement Dublin, en examinant ces quelques centaines de cas supplémentaires et de mettre sur la table de l’Union européenne une renégociation de ce règlement qui pénalise les pays de l’Europe en bord de la Méditerranée.

Enfin, vos chiffres de reconnaissance de réfugiés exposés en fin de note pour montrer l’augmentation depuis 2015 sont liés au contexte migratoire et géopolitique et en rien liés à l’humanité de votre politique. La même remarque vaut pour les visas humanitaires. Si des groupes de Chrétiens de Syrie ont pu obtenir des visas humanitaires (et on s’en réjouit), pouvez-vous donner un seul exemple d’un visa humanitaire délivré à une famille syrienne ou soudanaise qui avait besoin de protection ? Vous aviez refusé la délivrance d’un visa à une famille syrienne et ne dites pas que la Cour de justice de l’Union européenne a, en mars 2017, donné « raison sur toute la ligne à la position défendue par le Gouvernement belge » : non, la justice européenne a simplement dit que cette famille ne pouvait pas se baser sur le droit de l’Union et le Code européen des visas pour obtenir un visa. La Cour a renvoyé la patate chaude vers la Belgique en disant que c’était le droit national qui s’appliquait. Le droit belge dit que c’est le pouvoir discrétionnaire de l’Etat, représenté par son secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration…. qui a refusé. Elle est où l’humanité de votre politique? Bref, comme souvent, les chiffres, on peut leur faire dire ce qu’on veut et votre gouvernement excelle dans l’exercice.

Enfin, les silences sont parfois pires que les explications : pas un mot sur les mensonges de vos ministres dans ce dossier. Theo Francken vous a menti à propos de la programmation du rapatriement d’un Soudanais en janvier alors que vous aviez décrété l’arrêt immédiat de tout rapatriement vers le Soudan. Jan Jambon a menti au Parlement en affirmant qu’il n’y avait jamais eu de quotas d’arrestations de migrants au Parc Maximilien en septembre dernier, alors que le PV de police du 4 septembre démontre le contraire : 20 à 30 personnes pendant 10 jours, puis 250 personnes à arrêter lors d’une grande action le 21 septembre (qui a été annulée après la fuite dans la presse). Un ministre qui ment à son Premier ministre ou au Parlement engage sa responsabilité politique et sa crédibilité. En effet, sur un prochain dossier, comment encore le croire. Il met à mal les institutions démocratique en rendant impossible le contrôle parlementaire. Il n’y a pas si longtemps de ça, les ministres démissionnaient pour cela.

La longueur de la réponse me pousse à arrêter ici, mais je suis à votre disposition pour poursuivre la discussion.

Avec de très nombreux citoyens, nous allons continuer à défendre les droits humains des migrants.

Vous pouvez compter sur notre détermination.

Alexis Deswaef,
Président de la Ligue des droits de l’Homme

12 janvier 2018