Lever le secret professionnel ? Qui veut faire l’ange…

CARTE BLANCHE Une opinion de We are the Weavers Alliance (Waw, alliance pluraliste pour le secret professionnel) – Nous, associations, avocats, citoyens, magistrats, médecins, politiques, professeurs, syndicalistes… nous unissons pour défendre le secret professionnel.

© D.R.

Une proposition NVA et un projet de loi sur le secret professionnel sont en débat au Parlement. La proposition NVA vise à contraindre les institutions de sécurité sociale (CPAS, mutuelles, syndicats,…) à communiquer certains renseignements au procureur du Roi. L’obligation serait double. Passive : répondre au procureur sur des données réputées administratives. Active : dénoncer des informations pouvant indiquer la présence d’une infraction terroriste. Cette seconde obligation serait sans sanction pénale. Le projet du Ministre de la Justice prévoit quant à lui une sanction accrue de la violation du secret professionnel et un concept qui s’apparente à un secret partagé lors de concertation de cas ; sans en rappeler ses principes fondamentaux

Pourquoi le secret professionnel ? Il assure la protection de l’usager et de sa vie privée. Il est un instrument indispensable au travail de qualité des professionnels. La confidentialité fonde la confiance des usagers dans ces professionnels. Enfin, il préserve la société. Il y faut des lieux où chacun puisse se confier sans que sa parole se retourne contre lui.

Essentiel, il n’est point absolu. L’état de nécessité notamment permet de le lever. Il s’apprécie au regard du principe de proportionnalité : le détenteur du secret peut le lever après avoir apprécié les valeurs en présence, face à un péril grave et imminent qui ne peut être évité autrement que par la violation du secret. Il s’apprécie donc au cas par cas. Il renvoie à un conflit de valeurs : respecter le secret et le silence ou le transgresser pour sauvegarder un intérêt plus impérieux.

Trois arguments sont avancés par ceux qui veulent forcer la rupture du secret. Le principal est la protection de la population contre la préparation d’actes terroristes. Certains soutiennent aussi que cela ne changerait rien mais que ce serait plus clair pour le travailleur social. D’autres encore suggèrent que des CPAS se sont livrés à de la rétention d’information

Ce dernier argument est le plus faible. A ce jour, un seul cas évoqué. S’il est avéré, doit-on instaurer un régime d’exception ou veiller à une application équilibrée des règles de base, dont l’état de nécessité ?

Imposer cette rupture pour lutter contre le terrorisme ? Avec cette stratégie, le Fédéral s’égare à plusieurs titres.

Primo, comme l’a relevé le Conseil d’Etat dans son avis du 24 juin 2016, « on n’aperçoit pas les raisons pour lesquelles des renseignements confidentiels en possession de membres et du personnel des CPAS sont tellement plus pertinents et nécessaires dans la lutte contre le terrorisme que des renseignements confidentiels en possession d’autres personnes de confiance ». Secundo, les terroristes d’aujourd’hui ont des trajectoires diverses. Plusieurs étaient des quidams sans histoire, des Monsieur, Madame tout le monde. En particulier, les personnes émargeant au CPAS impliquées dans des faits sanglants ne présentaient aucun signe particulier. Cette « mutation » a été anticipée par Anne Giudicelli. « Puisque la surveillance reste concentrée sur l’Islam radical et ses différents signes extérieurs avant-coureurs, la prochaine étape devrait logiquement voir apparaître une génération d’individus échappant à ses caractéristiques, au passé apparemment lisse, socialement entourés, des citoyens « parfaits », indétectables précocement, fort d’une clandestinité tout intérieure », « nationaux dont les seuls signes extérieurs sont ceux de la normalité »(1). Tertio, elle induit une culture du soupçon qui va renforcer la stigmatisation déjà prégnante. L’écrasante majorité des Belges de confession musulmane mène une vie paisible. Il faut le redire. Même s’il ne fut pas écouté, Kofi Annan avait vu juste en 2005 à Madrid. « Porter atteinte aux droits de l’homme ne saurait contribuer à la lutte contre le terrorisme. Au contraire, cela permet aux terroristes d’atteindre plus facilement leur objectif, en donnant l’impression que la morale est dans leur camp, et en créant des tensions, en suscitant la haine et la méfiance à l’égard du gouvernement précisément chez ceux parmi lesquels les terroristes sont le plus susceptibles de trouver de nouvelles recrues.»(2). Cette stigmatisation nourrit le recrutement de ceux que le texte prétend combattre.

Avec la réforme, rien ne changerait. Ce serait plus clair ! Vraiment ? Un travailleur ou un mandataire de CPAS n’est pas un indicateur et encore moins un profiler. Le travailleur social manque déjà de temps. Ecoutons Lucien Nouwynck, Avocat général près la Cour d’appel de Bruxelles : « Si le travailleur social agissait à la manière des policiers, il pourrait faire les mêmes constatations que ces derniers, mais il serait alors perçu comme quelqu’un qui enquête « contre » ; toute forme de relation de confiance serait compromise » (3). C’est une brèche dans le cœur du travail social. Au niveau des CPAS, on crée ici un nouveau métier qui n’est évidemment pas compatible. Le Ministre de l’Intégration sociale annonce d’ailleurs sa volonté d’étendre le dispositif au-delà des faits terroristes aux crimes les plus graves. Et demain, à la fraude sociale ?

Le texte est tout sauf limpide. Qu’est-ce qu’un renseignement administratif ? Comment définira-t-on les indices sérieux sachant que l’initiative vise à lutter contre le terrorisme et non le radicalisme ? Qui viendrait au CPAS se vanter de préparer un attentat ? Que se passe-t-il si un membre du personnel outrepasse ses compétences ? Qu’en est-il de la responsabilité pénale et civile des mandataires, dirigeants et travailleurs qui pourrait en découler tant en cas de non-dénonciation que de dénonciation infondée voire abusive ? Le travailleur va-t-il devenir fusible en cas d’attentat ? Cette mise à mal du secret des travailleurs sociaux n’est-elle pas de mauvais augure pour d’autres secrets qui risquent d’être écornés tels ceux des avocats, médecins ou journalistes ? Plus fondamentalement, ne faudrait-il pas répondre aux causes structurelles et politiques de la désaffiliation des jeunes enrôlés dans le processus de radicalisation ?

Tout cela est de fâcheux augure. Pour les personnes en détresse sociale qui hésitent avant d’entrer au CPAS. Pour leurs travailleurs déjà trop stressés. Pour la démocratie. La lutte contre le terrorisme est un but légitime et chacun doit pouvoir y contribuer dans le respect d’autres valeurs tout aussi fondamentales pour notre démocratie. Ce but peut être atteint sans porter atteinte de façon si manifeste au respect de la vie privée ou réduire encore nos droits sociaux. Des moyens existent mais ne sont pas toujours utilisés ou demeurent méconnus.

Dans ce sombre tableau, une petite lueur. Celle d’Abdennour Bidar4. Dans un brillant essai, ce philosophe en appelle aux Tisserands. Des personnes qui recréent du lien avec eux-mêmes, les autres et la nature. Il écrit aussi que l’ « on aurait tort de penser au sujet de ces « jeunes radicalisés » qu’ils sont des cas isolés. Ils sont certes, un exemple extrême, mais ils sont également très révélateurs de ce qui manque cruellement aujourd’hui à notre jeunesse : quelque chose de grand à quoi consacrer sa vie, un ou des idéaux qui susciteraient des convictions fortes, un ou des grands récits qui réenchanteraient l’existence en ouvrant devant nous un horizon d’espérance, de sens profond, de fraternité. Au lieu de tout cela, nous avons l’absence de tout projet de civilisation capable de rassembler ». Face au terrorisme, notre époque a besoin de Tisserands ainsi que de projets généreux qui ouvrent et éclairent l’avenir. Ensemble, autre chose. Qui n’impose pas austérité et précarité aux uns tout en acceptant la ploutocratie éhontée d’autres.

(1) Anne Giudicelli, « Le risque antiterroriste ».
(2) Dans « Eloge de la déontologie ».
(3) Abdennour Bidar, « Les Tisserands ».
(4) Abdennour Bidar, « Les Tisserands ».
(5) Liste des signataires :
Sébastien Alexandre, Directeur Fedito Bxl
Meyrem Almaci, Présidente Groen et Députée fédérale
Nicolas Bernard, Professeur à l’Université Saint-Louis
Jean Blairon, asbl RTA
Jan Buelens, Professeur de droit social à l’Université d’Anvers et avocat chez Progress Lawyers Network
Jean-Pierre Buyle, Avocat et Président de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone
Joost Bonte – Straathoekwerk Oost- en West-Vlaanderen
Ann Bryssinck, Médecin
Manuela Cadelli, Présidente de l’Association syndicale des magistrats
Marie-Thérèse Casman, Sociologue
Michel Colson, Coprésident de la Fédération des CPAS Bruxellois
Guy Crijns, Secrétaire national CSC-services publics
Bruno Dayez, Avocat
Vanessa De Greef, Chercheuse ULB et Vice-Présidente de la Ligue des droits de l’Homme
Jean Marc Delizée, Député -Bourgmestre de Viroinval
Marie-Pierre Delcour, Directrice de Infor Homes Bruxelles et citoyenne !
Rémy Demeester, Médecin interniste infectiologue
Béatrice Derroitte, Directrice, et l’ensemble des formateurs de l’Institut Cardijn – HELHa, Département social LLN
Alexis Deswaef, Avocat et Président de la Ligue des droits de l’Homme
Cis Dewaele – Straathoekwerk Vlaanderen en SWAN
Muriel Di Martinelli, Secrétaire Fédérale Cgsp Bruxelles
Dune asbl et Diogènes asbl
Yves Dupuis, SETCa-FGTB BHV
Bernard Dutrieux, Professeur Haute École de Bruxelles Brabant
Jacques Fierens, Professeur UNamur, ULg, UCL et Avocat honoraire
Jean-François Funck, Juge au Tribunal de l’application des peines de Bruxelles.
Malou Gay, Co-directrice CIRE
Manu Gonçalves, Coordinateur, Le Méridien
Arnaud Gorgemans Directeur de la Mutualité chrétienne Saint Michel
Malvina Govaert, Citoyenne engagée
Sébastien Gratoir, Ecole en Colère
Mejed Hamzaoui, Professeur à l’Université Libre de Bruxelles
Daniel Hanquet, Travailleur social en CPAS depuis 40 ans et Président d’une asbl d’Aide à la Jeunesse
Yves Hellendorff, Secrétaire national non marchand CNE
Denis Hers, Président de l’Association des Services de Psychiatrie et de Santé Mentale de l’UCL
Anne Herscovici, Sociologue
Zakia Khattabi, Co-Présidente Ecolo
Francoise Kemajou et Denis Stokkink , Administrateurs délégués du Think and do tank Pour la Solidarité
Jean-Pascal Labille, Secrétaire général des Mutualités socialistes-Solidaris
Jean Louis Linchamps, Directeur-adjoint de l’ISFSC et les professeurs de la catégorie Sociale de la HE ICHEC-ISFSC
Christine Mahy, Secrétaire générale et politique Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté
Thierry Marchandise, Magistrat
Yves Martens, Coordinateur du Collectif Solidarité Contre l’Exclusion
Eric Massin, Député et Président du CPAS de Charleroi
Jacinthe Mazzocchetti, Professeur UCL
Jacques Moriau, Chargé de recherches au CBCS
Maxime Mori, Président de la FEF
Jan Naert – Président de l’asbl Lejo et Assistant à l’UGent
Céline Nieuwenhuys, Secrétaire générale de la FdSS-FdSSB
Olivier Nyssen, Secrétaire général de la CGSP Admi et citoyen militant
Catherine Petit, Médecin
Plate-forme action sociale en danger
Jean-François Ramquet, Secrétaire régional Interprofessionnel de la FGTB Liège-Huy-Waremme
Stéphane Roberti, Président du CPAS de Forest
Michel Roland, Président de Médecins du Monde
Jean-Marc Rombeaux, Economiste et citoyen sans frontière
Thierry Rombeaux, Agent technique communal
Patricia Schmitz, Professeure, Haute Ecole Libre de Bruxelles – Ilya Prigogine, Catégorie sociale
Pierre Schoemann, Vice-president.de la Fédération des associations sociales et de santé (Fass)
Smes-B, Santé mentale & exclusion sociale –Belgique
Jean Spinette, Coprésident de la Fédération des CPAS Bruxellois
Kris Stas – Stafmedewerker Steunpunt Algemeen Welzijnswerk
Sylvie Toussaint, Bureau du Comité de vigilance en travail social
Christelle Trifaux, Directrice du Service droit des jeunes
Gilles Vanden Burre Député fédéral Ecolo
Luc Vandormael, Président du CPAS de Waremme
Véronique van der Plancke, Avocate et Collaboratrice à JURI (UCL)
Stefaan Van Hecke, Député fédéral
Marco Van Hees – Député fédéral
Christine Vanhessen, Directrice de la Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri
Pierre Verbeeren, Directeur général de Médecins du Monde
Dominique Vossen, Médecin, Directeur du SSM D’ici et d’ailleurs

Version originale

19 avril 2017