Lettre ouverte aux juges de la Cour constitutionnelle

Carte Blanche Le Soir – 29 avril 2016 – La Cour constitutionnelle a rejeté le 28 avril les recours contre le traité budgétaire déposé par, entre autres, Constituante.be, la CNE, la CGSP Bruxelles et la LDH. Réponse aux magistrats.

Mesdames et Messieurs les juges,

Vous avez rejeté notre requête en annulation de la loi du 18 juillet 2013 portant assentiment au Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG). L’intégration du TSCG dans l’ordre juridique belge est donc désormais certaine. Alors que la page est tournée, en tout cas  d’un point de vue juridique, nous souhaitons partager avec vous quelques réflexions.

Si nous avons déposé cette requête, c’est pour vous poser des questions qui sont à nos yeux essentielles. Monsieur J. M. Barroso, alors président de la Commission européenne, constatait il y a quelques années qu’une «révolution silencieuse » est à l’œuvre en Europe. Cette expression fait référence aux  politiques d’austérité. Elle fait surtout référence au fait que ces politiques provoquent des changements constitutionnels importants sans susciter de véritable débat. Le TSCG illustre ces changements.

1. Le renforcement du pouvoir exécutif par rapport au législatif

Ce renforcement se repère notamment dans la manière dont le TSCG a été adopté. Celui-ci fut décidé fin 2011  sous la pression du président français et de la chancelière allemande qui revendiquaient l’insertion dans les constitutions d’une « règle d’or » budgétaire. Le TSCG fut adopté en vase clos et dans une opacité telle qu’elle empêchait le débat démocratique. Aucune simulation des effets économiques du TSCG ne fut par exemple proposée. Les pouvoirs législatifs furent mis sur  la touche. Le Parlement européen n’eut rien à dire, puisque le TSCG est un  traité conclu entre 25 Etats membres hors du cadre habituel des traités européens. Les parlements des Etats membres purent se prononcer. Mais, comme on l’a vu en Belgique, les procédures d’assentiment furent bâclées. Les rares auditions d’experts organisées parfois en dernière minute n’ont pas permis aux  parlementaires de débattre en profondeur des implications du TSCG, parce que leurs exécutifs les poussaient à l’accepter sans faire de vagues.

2. Le transfert de compétences des Etats membres vers les institutions européennes

Un observateur pressé du TSCG peut avoir  l’impression qu’il ne fait qu’ajouter une norme budgétaire de plus. Or, on ne comprend rien au TSCG si l’on ne voit pas qu’il permet aux  institutions européennes de déterminer nos politiques en matière de salaires et de sécurité sociale. Ce pouvoir découle de la norme qui est au cœur du traité, celle de déficit structurel (la fameuse règle d’or). Le déficit structurel n’est pas une simple reformulation de la notion habituelle de déficit. Il repose sur  le postulat théorique que la réduction du déficit passe par des « réformes structurelles », c’est-à-dire par exemple des gels de salaires ou un  recul de l’âge de la pension. Avec le TSCG, l’UE impose aux  Etats membres une gouvernance sociale, avec des implications constitutionnelles évidentes. En effet, en vertu du Traité de Lisbonne, les salaires et la sécurité sociale sont une compétence des Etats. En donnant le pouvoir aux  institutions européennes de modifier nos politiques sociales, le TSCG leur permet d’élargir subrepticement leurs compétences.

Nous n’avons pas de mérite particulier à identifier ces changements, ni à nous en inquiéter. Plusieurs rapports internationaux ont dénoncé l’impact des politiques d’austérité sur  les droits fondamentaux dans certains pays européens. De nombreux constitutionnalistes et spécialistes du droit, s’exprimant dans les colonnes – malheureusement trop confidentielles – de revues académiques, détaillent les dérives constitutionnelles des politiques de crise actuelles. Certaines cours constitutionnelles expriment aussi leur malaise. En 2012  et en 2013,  la Cour  portugaise a qualifié d’anticonstitutionnelles plusieurs mesures d’austérité découlant du protocole d’accord négocié avec la troïka.

Nous espérions trouver dans l’arrêt d’hier des réponses précises à ces inquiétudes. Nous ne les avons pas reçues, votre Cour  allant jusqu’à refuser de reconnaître l’intérêt à agir des parties requérantes et donc à examiner les moyens juridiques que nous avancions pour demander l’annulation de la loi d’assentiment au TSCG. Nous nous demandons quel citoyen ou organisation aurait pu dès lors  justifier d’un intérêt à agir dans cette affaire. La norme d’assentiment au TSCG était-elle finalement inattaquable devant votre cour ? Nous pensons cependant que cet arrêt ne clôt pas le débat sur  les implications démocratiques et constitutionnelles des politiques d’austérité. Nous voulons croire, Mesdames et Messieurs les juges, que vous continuerez à jouer pleinement votre rôle pour faire respecter notre Constitution et cet idéal démocratique auquel nous croyons encore.

Etienne Lebeau, conseiller CNE et membre de la Commission droits économiques, sociaux et culturels LDH

En savoir plus sur le TSCG

Lire l’article Impossible de contester la discipline budgétaire (Le Soir, 29 avril 2016) avec les commentaires de Vanessa De greef, vice-présidente LDH, sur le recours.