Le confinement prendra sans doute fin mais la crise sociale et économique ne fait que commencer

La crise sanitaire à laquelle nous sommes brutalement confrontée n’est que la première étape de la plus grande crise économique et sociale que l’on va connaître depuis la Seconde Guerre Mondiale. Ses effets sont et vont être encore dévastateurs pour nombre de personnes.

Sans aborder ici la nécessité de repenser notre pacte social

[1], la Ligue des droits humains et sa Commission droits économiques, sociaux et culturels proposent certaines mesures à mettre urgemment en place au cours des prochaines semaines et mois :

Toutes les personnes qui n’ont pas accès à la sécurité sociale (au sens strict)  doivent avoir un accès particulièrement aisé à l’aide sociale, idéalement automatisé (idéalement, dans un Etat social « pro-actif », la personne ne devrait faire aucune démarche). A titre d’exemple, il est inacceptable qu’en ces temps de confinement déjà très durs pour la population et où nos aînés sont en danger, nous recevons des plaintes de suspension de la garantie de revenus aux personnes âgées (GRAPA). Il n’est pas non plus acceptable que des personnes en séjour illégal confrontées à une « impossibilité sanitaire de retour » se voient refusées l’aide sociale. Les conditions d’accès et d’octroi de tous les dispositifs d’aide sociale devraient être assouplies pour tous en ces temps exceptionnels.

Comme l’écrit le SPP intégration sociale, « il est indispensable d’assurer une continuité dans les missions du CPAS afin que les personnes les plus vulnérables puissent toujours y trouver le secours nécessaire » (https://www.mi-is.be/fr/outils-cpas/instructions-relatives-lapplication-des-missions-legales-des-cpas). Il faudra sans doute revoir à la hausse le subside octroyé, tel qu’il est prévu dans l’arrêté royal du 31 mars 2020 portant des mesures d’urgence en matière d’aides alimentaires à destination des publics cibles des centres publics d’action sociale. Comme l’a rappelé le Ministre de l’Intégration sociale dans la circulaire du 3 avril 2020 concernant les mesures d’urgence en matière d’aides alimentaires à destination des publics cibles des centres publics d’action sociale : « la subvention s’adresse aux usagers des CPAS au sens large, à savoir toute personne qui fait usage des services publics relevant des missions du CPAS, sous quelque forme que ce soit. Ces services doivent être compris dans le sens le plus large du terme et ne peuvent pas être limités aux personnes qui ont droit à un revenu d’intégration ou une autre allocation sociale. Quelqu’un qui fait une demande d’aide alimentaire au CPAS rentre dans le groupe cible ». Il ne peut pas y avoir d’exclus et il est donc évident, contrairement aux pratiques qui nous reviennent, que les sans-papiers doivent y avoir accès.

Dans cette optique de prise en compte de tous, les associations  qui soutiennent les personnes en difficulté, par des aides financières notamment, doivent être encouragées à poursuivre leurs activités, à les développer, à s’adapter à l’augmentation des personnes touchées par les effets de la crise. Les CPAS pourraient utiliser le subside fédéral « aide alimentaire » pour financer ces associations.

La LDH appuie la suggestion de Céline Nieuwenhuys (l’experte « volet social de la stratégie de déconfinement » dans le GEES et Secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux) de transformer temporairement l’aide alimentaire – délivrée notamment par les banques alimentaires – en bons d’achat dans les magasins (bref, de généraliser la troisième mesure du point 5. de la circulaire du 3 avril 2020). Ces « chèques alimentaires » ne peuvent être une solution structurelle, laquelle doit se réaliser dans la capacité des ménages à assurer leur subsistance sur base de leurs revenus.

De manière générale, et comme les acteurs de lutte contre la pauvreté le proposent, il pourrait être envisagé un soutien financier direct temporaire vers les ménages qui risquent la spirale de l’endettement, notamment pour éviter l’engorgement aigu des CPAS à la sortie de la crise.

Toutes les personnes qui doivent dépendre d’allocations de manière générale ou qui vivent de très bas salaires vont avoir beaucoup de mal pour vivre avec les montants actuels des revenus prévus. Le scénario proposé par la BNB et le BFP début avril, table sur une baisse de 1,5 % du revenu disponible réel des ménages en 2020 par rapport à 2019.

Les montants de ces revenus devraient être revus et être fixés au-dessus du seuil de pauvreté et liés à l’évolution du bien-être. Pour les salaires, la norme salariale devrait être renégociée à la hausse. Oui cela coûte cher, mais il en va d’une question de dignité et de solidarité… et même de relance économique.

Concomitamment à cette augmentation des revenus, il serait heureux que le législateur supprime une série d’incohérences existantes dans le système de sécurité sociale, comme l’a déjà relevé P. Defeyt (URL : http://www.iddweb.eu/docs/coronavirus.pdf) ou en ce qui concerne le droit passerelle, comme l’a souligné D. Dumont de manière à faciliter, au-delà d’une période de deux mois, l’accès des indépendants à la prestation financière et au maintien de leurs droits sociaux (https://droit-public.ulb.ac.be/carnet-de-crise-5-que-peut-la-secu-pour-les-independants-au-chomage/).

Pour améliorer l’accès au logement et éviter des discriminations entre revenus de remplacement, il faudrait enfin supprimer le taux « cohabitant » (URL : http://www.equipespopulaires.be/analyse/suppression-du-statut-de-cohabitant-alors-on-bouge-aout-2019/).

Enfin, nous demandons également de revoir les statuts qui dérogent à l’application du droit social et de ne pas en créer de nouveau, en suivant l’élan initié par la Cour constitutionnelle qui vient d’annuler la loi du 18 juillet 2018 relative à la relance économique et au renforcement de la cohésion sociale (voyez à ce sujet le billet d’A. Lamine : https://www.lalibre.be/economie/decideurs-chroniqueurs/economie-collaborative-une-lecon-de-democratie-5ea694427b50a64f9cf67d6c?fbclid=IwAR00TItnVDHC8n-daHfLb3g3GdbQ1qPjn2YtUdcJ8qqUOfMEZza0IGmbBgg).

Lorsque les travailleurs n’ont pas suffisamment de protection sur leur lieu de travail, ils doivent avoir la possibilité effective d’exercer leur « droit de retrait » ; l’article I.2-26 du Code du bien-être au travail prévoit qu’« un travailleur qui, en cas de danger grave et immédiat et qui ne peut être évité, s’éloigne de son poste de travail ou d’une zone dangereuse ne peut en subir aucun préjudice et doit être protégé contre toutes conséquences dommageables et injustifiées ». D’après plusieurs chercheurs (E. Dermine, S. Remouchamps, L. Vogel) qui ont analysé cette mesure en lien avec le COVID-19, « certaines situations de travail impliquant des contacts interpersonnels directs ou indirects seront constitutives d’un danger grave et immédiat justifiant l’exercice d’un droit de retrait » (https://droit-public.ulb.ac.be/carnet-de-crise-20-le-droit-de-retrait-un-outil-juridique-central-pour-assurer-la-protection-effective-de-la-sante-des-travailleurs-en-periode-de-covid-19-du-24-avril-2020/). Le législateur belge pourrait consacrer expressément la notion afin d’éviter toute interprétation contraire au droit européen.

 

Le droit à la santé au travail est plus capital que jamais. Les employeurs doivent mettre en place des mesures de prévention et actualiser leur politique de prévention. Ces démarches doivent être réalisées avec le concours du Comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT), à défaut, avec la délégation syndicale, et si elle n’existe pas, en organisant alors une participation directe des travailleurs. Cette participation doit être opérée en amont de la mise en place des mesures de prévention. L’épidémie donne plus que jamais sens à ces concertations qui peuvent avoir lieu à distance également. Il ne faudrait pas instrumentaliser la crise pour les bypasser (et juridiquement, rien ne permet de le faire).

Pour vérifier si les mesures de prévention sont suffisantes sur le plan sanitaire, nous conseillons de se référer au guide générique du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale (URL : https://emploi.belgique.be/fr/actualites/guide-generique-pour-lutter-contre-la-propagation-du-covid-19-au-travail). Ce guide contient un guide de pratiques minimales, et devra être renforcé pour garantir la protection des travailleurs sur leur lieu de travail.

  • Concrètement, si vous travaillez et constatez que les mesures de prévention ne sont pas prises, le SPF Emploi, Travail et Concertation sociale recommande les étapes suivantes, vous pouvez contacter :
  • En premier lieu, votre employeur et/ou la ligne hiérarchique (votre supérieur hiérarchique direct) ;
  • Ensuite, les membres du Comité pour la prévention et la protection au travail (ou, en leur absence, la délégation syndicale) ;
  • Troisièmement, le conseiller en prévention du Service interne et/ou externe pour la prévention et la protection au travail ;
  • Quatrièmement, la Direction régionale compétente du Contrôle du bien-être au travail.

Ces différentes étapes ne sont pas obligatoires et la LDH conseille dans tous les cas de contacter son syndicat dans ces situations pour envisager les suites à donner. Vous pouvez cependant directement introduire le formulaire pour introduire un signalement d’infractions relatives aux mesures prises pour lutter contre le virus Corona à l’adresse suivante : https://www.pointdecontactfraudesociale.belgique.be.

Cette crise rappelle l’importance des services d’inspection qui interviennent lorsque la concertation sociale a échoué ou est inexistante. Il est nécessaire de renforcer ces services en mettant à leur disposition des moyens suffisants pour protéger les travailleurs.

-Comme l’a déjà rappelé la Ligue des familles en s’appuyant sur le rapport du GEES du 23 avril 2020, les parents doivent recevoir des mesures de soutien face à la situation qu’ils ont dû vivre et face à celle qu’ils s’apprêtent à vivre lorsqu’il leur est demandé de travailler près de leurs enfants ou lorsqu’ils sont censés revenir sur le lieu du travail en laissant leurs enfants seuls à la maison… Ces mesures de soutien ne peuvent se limiter à la création d’un congé parental spécifique tel qu’il a été décidé ce 2 mai par le Conseil des Ministres : en étant subordonné à l’accord de l’employeur, en ne prévoyant pas des montants permettant d’être un revenu de remplacement et en ne pouvant être à temps plein, une série de familles risquent de ne pas avoir le choix que de laisser leurs enfants 5 jours par semaine à la garderie lorsqu’elle est organisée, ou de se trouver dans l’impossibilité de se rendre sur leur lieu de travail, au risque de perdre leur emploi…

-Le droit à l’enseignement ne doit pas être mis de côté, ni donner lieu à un enseignement à deux vitesses. Comme l’a suggéré Céline Nieuwenhuys, il faut prévoir une aide à l’achat d’ordinateur aussi pour que les enfants puissent suivre l’enseignement à distance, ou une mise à disposition d’ordinateurs par les Communautés. Mais ce n’est pas tout : une réelle réflexion doit avoir lieu pour faire école partout où c’est possible. La réquisition de bâtiments communaux ne pourrait-elle faire sens pour que l’école puisse reprendre ? Le temps d’enseignement manqué est un temps où les inégalités scolaires peuvent encore s’accroître.

-De manière générale, l’isolement social dans lequel sont plongés nombre de personnes, de celles qui sont en institutions à celles qui ont ou n’ont pas de toit, requièrent qu’une batterie de mesures soit mise en place, y compris sur le plan psychologique. Le Bureau fédéral du Plan mentionne à cet égard une nette détérioration de la santé mentale depuis le début de la crise du covid-19 : les résultats « de l’enquête de Sciensano, montrent que 20 % des sondés souffrent de troubles anxieux, contre 11 % lors de la dernière enquête de santé, en 2018 (Sciensano, 2020). Pour les troubles dépressifs ce chiffre passe à 16 %, contre 10 % en 2018. Certaines catégories de la population sont particulièrement concernées : les femmes, les 16-45 ans, les personnes vivant seules (avec ou sans enfants), celles non diplômées du supérieur, celles en incapacité de travail ou au chômage » (URL : https://www.plan.be/uploaded/documents/202004290925290.REP_BIEN-ETRE_COVID-19_12141.pdf).

La LDH réservera une attention particulière (mais non exclusive) à ce qui sera mis en place dans les maisons de repos après les traumatismes éprouvés.

– Il faut soutenir des humains mais également revaloriser les structures collectives qui contribuent à la force de notre Etat social : parmi celles-ci, la crise nous rappelle à quel point les hôpitaux publics, les soins de santé et les services sociaux doivent être urgemment refinancés.

-Il y a également des secteurs qui sont et vont être frappés de plein fouet : on pense à l’Horeca mais aussi à la culture, qui est trop souvent le parent pauvre d’une démocratie qui en a pourtant, en ces temps, grandement besoin ; la culture est un temps et un lieu d’émancipation. Nombre d’activités culturelles resteront en suspens longtemps ; le retour à la normale semble annoncé pour 2021… Les structures attendent un plan de déconfinement clair et nous demandons en outre une attention particulière pour les petites structures (subventionnées ou non). Derrière ces institutions, il y a aussi et surtout de nombreux artistes et techniciens indispensables de la culture qui se retrouvent sans emploi pour plusieurs mois et qui ont besoin d’aide.

-De manière générale, en raison du retentissement que la crise sanitaire va avoir en termes socio-économiques, il est demandé d’étendre bien plus que ce qui est prévu les délais de report de paiement en tout genre et de prévoir que les dispositifs de soutien (ex. en matière de loyer et de logement, d’approvisionnement d’eau, d’électricité, d’énergie et de gaz) soient prévus sur une plus longue période, portée au minimum à 1 an (voyez la liste de ces aides reprise pour tout le pays par le Service de lutte contre la pauvreté : https://www.luttepauvrete.be/wp-content/uploads/sites/2/2020/04/200421-aper%C3%A7u-covid-19-FR.pdf). En ce qui concerne le logement, les problèmes d’accès et de qualité du logement demeurent problématiques et un investissement public dans le logement locatif doit être une des priorités des gouvernements. Il faut également prendre en compte ces problèmes de mal-logement (logements insalubres, surpeuplés, etc.) dans le cadre de l’administration de sanctions administratives : les conditions de vie en temps de confinement ne sont pas les mêmes pour tous.

-La crise sanitaire a également prouvé la nécessité d’avancer sur de nombreuses revendications pour les droits des femmes. L’écart salarial ainsi que la surreprésentation des femmes comme cheffes de familles monoparentales ont pour effet qu’elles ont particulièrement subi les conséquences financières du confinement. Les violences conjugales ont, elles aussi, augmenté durant cette période. Il est primordial d’investir dans la sensibilisation sur l’existence des services d’aides et renforcer les capacités d’hébergement d’urgence. Enfin, l’accès à l’avortement a été fragilisé ces dernières semaines et les difficultés rencontrées par les femmes souhaitant y avoir recours prouvent la nécessité d’avancer sur une révision de la loi. Nous demandons d’améliorer l’accès à l’IVG via un rallongement du délai légal d’avortement, une réduction du délai de réflexion et sa réelle dépénalisation.

-En matière de justice sociale, nous sommes inquiets face aux conséquences de la procédure écrite pour les justiciables les plus fragilisés et ceux/celles qui se défendent seuls, comme nous l’avons déjà rappelé avec l’ASM et d’autres organisations (https://asm-be.be/wp-content/uploads/2020/04/comm-presse-pvrs-sp%C3%A9ciaux2-1.pdf). Si la procédure écrite ne peut être imposée aux affaires pour lesquelles des conclusions n’ont pas été déposées, se pose encore la question du délai dans lequel l’affaire va être tranchée. Et certains justiciables n’ont plus la possibilité d’éclairer de vive voix le juge, ce qui parfois, peut faire la différence. Nous demandons que des moyens soient mis en œuvre afin d’éviter que n’aient lieu des injustices. Cette crise montre également à quel point notre justice est délabrée et doit urgemment être réinvestie, elle qui est classiquement un des trois pouvoirs garant d’un contre-pouvoir dans un Etat de droit (voyez également https://www.lecho.be/dossiers/coronavirus/la-justice-sort-deconfite-du-confinement/10224386.html).

La liste n’est ni exhaustive, ni révolutionnaire mais il est désormais essentiel d’agir sur le plan social et économique, comme l’ont rappelé nombre d’acteurs de la société civile qui doivent être entendus. Le droit à la protection de la santé doit être notre point de repère durant les temps à venir, tout en le conciliant avec nos autres droits fondamentaux, parmi lesquels dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels : le droit à la sécurité sociale, le droit à un logement décent, le droit au travail (en ce compris le droit à des conditions de travail équitables ainsi que le droit d’information, de consultation et de négociation collective), le droit à la protection d’un environnement sain et le droit à l’épanouissement culturel et social. La LDH veillera à la bonne fin de ces recommandations. Elle restera également vigilante contre toute tentative de retour à une politique d’austérité.

[1] Voyez not. le Manifeste pour un pacte social et écologique. URL : http://pactesocialecologique.org/. Voyez également les revendications de la LDH dans son mémorandum 2019 : https://www.liguedh.be/wp-content/uploads/2019/02/M%C3%A9morandum_LDH_2019.pdf

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7 mai 2020